texte et images D. LYSSE ©
En ce début d’été pluvieux, pour ceux qui restent en Belgique, c’est peut-être le moment d’aller voir ou revoir, à Bruxelles, un musée à la taille extra-large : le musée du Cinquantenaire.
Vouloir en faire un inventaire rapide, en s’en tenant aux chefs-d’œuvres et en passant rapidement par tous les couloirs pour jeter un vague coup d’œil au reste, risque d’être une expérience un peu décevante dans la mesure où l’on n’est pas ici au Louvre ni au Brittish Museum. Pas de Nefertiti, pas de casque de Sutton Hoo, pas de Vénus de Milo ni de frises du Parthénon. Par contre, dans toutes les sections, on trouvera nombre de pièces attachantes mais plus discrètes, qui demandent une visite plus attentive, un regard moins pressé et plus affectueux pour livrer leur richesse.
Pour ceux qui peuvent se permettre le luxe de revenir au musée, qui ne sont pas des étrangers de passage ou qui ne doivent pas rentabiliser au maximum le prix du billet d’entrée, on ne saurait assez recommander de s’en tenir à une partie bien délimitée des collections. Pour cela, on peut diviser, en gros, le musée en trois morceaux. Une aile concerne l’Antiquité classique, Rome, la Grèce, le bassin méditerranéen, le Proche et le Moyen-Orient. Les salles situées au milieu du bâtiment regroupent les civilisations plus lointaines, essentiellement l’Asie et l’Amérique anciennes. Et une autre aile contient tout ce qui concerne le territoire qui est aujourd’hui la Belgique, depuis l’âge de la pierre jusqu’à l’art nouveau et l’art déco.
Antiquité et Proche-Orient
L’Égypte, la Grèce et Rome sont les secteurs les plus visités. La présentation en est pourtant datée : elle devrait être totalement rénovée dans deux ans (à en croire des bruits de couloir). Ceci dit, même si certaines vitrines sont peu attrayantes, avec un éclairage au néon qui perturbe les appareils photo, les collections restent belles, avec un grand choix de vases peints, côté grec, des mosaïques, un très beau bronze monumental et quelques bustes-portraits énergiques d’époque romaine puis des sarcophages à momies, une chambre tombale transportée en entier depuis le Nil, des inscriptions en hiéroglyphes et autres statues de pharaons de toutes les époques, côté égyptien.
Cela vaut la peine de lire les notices et, à côté des pièces auxquelles on peut s’attendre dans ce genre de section, on en trouvera d’autre plus insolites, même si elles sont peu spectaculaires, comme cette lettre en écriture cunéiforme sur une tablette d’argile où un pharaon demande comme tribut à un vassal palestinien quarante femmes pour son harem, qui soient bonnes musiciennes et sans défaut de beauté.
Dans cette aile-là, ce qu’il ne faut pas manquer, parce que la présentation est impeccable et que les objets montrés sont parfois peu courants, ce sont les sections Moyen-Orient antique et monde islamique. Bizarrement, bien qu’elles soient très vastes, ces salles sont renseignées de façon totalement confidentielle. Voilà au moins une piste pour arriver aux collections syrienne et mésopotamienne : il faut descendre au sous-sol et chercher la porte vitrée sur le côté de la maquette de Rome, en face des écrans vidéos bavards.
Là aussi, des pièces un peu bizarres mais discrètes peuvent révéler beaucoup sur la mentalité d’époques éloignées, comme ces bols magiques qu’on enterrait dans les fondations des maisons, il y a une douzaine de siècles, chez les Mandéens, où un démon était représenté schématiquement, pieds et poings liés, entouré de formules propitiatoires qui protégeraient le bâtiment contre l’intrusion de créatures métaphysiques malfaisantes. Dans les vitrines proches de l’entrée, les petits bronzes très pittoresques, pour les mors de chevaux, ou assez mystérieux, pour les figures composites du Luristan (dans l’actuel Iran), forment un ensemble assez remarquable.
La section des arts de l’islam montre un vaste choix d’œuvres plus ou moins abstraites, poteries, textiles, tapis ou armes de prestige, et aussi beaucoup de pièces figuratives venues de ces régions (surtout l’Iran et sa très vaste aire culturelle) où l’interdiction religieuse des images a été vite contournée, permettant la floraison de riches écoles de miniature ou de peinture sur céramique.
Asie et Amériques
Dans la partie Asie et Amériques, je recommanderais de commencer la visite par la section américaine, au rez-de-chaussée. La collection Janssens a été montrée dans ces salles pendant un temps mais, propriété de la communauté flamande qui l’a reçue en paiement de droits de succession, elle est maintenant exposée à Anvers. Le Cinquantenaire possédait par ailleurs un vaste fond concernant ce domaine et, sauf du côté de l’orfèvrerie, il offre actuellement une sélection qui reste aussi passionnante pour le visiteur. On retrouvera donc ici toutes ces représentations d’êtres divins ou, plus banalement, de personnages civils occupés à leurs tâches particulières, images qui peuvent se montrer très touchantes pour peu qu’on prenne le temps de s’accoutumer à leurs formes peu familières (et à des dénominations déroutantes comme Huitzilopochtli !).
Les enfants et ceux qui ont gardé leur âme d’enfant s’émerveilleront alors de trouver ici des têtes réduites jivaro ou bien le fétiche arumbaya de l’album L’oreille cassée des aventures de Tintin, ou la momie de Rascar Capac, la seule a avoir été conservée dans sa vitrine ancienne, exactement comme l’avait vue Hergé quand il l’a dessinée dans Les sept boules de cristal. À l’étage supérieur, ils retrouveront le très beau Shiva dansant, en bronze, du sud de l’Inde, devant lequel un Indien voulait trancher la tête à Milou dans Les cigares du pharaon. L’usage qu’a pu en faire Hergé montre, au passage, à quel point ces collections ont potentiellement une vie propre et peuvent être regardées d’une manière créative : tout dépend vraiment de l’œil et de l’état d’esprit du visiteur !
Belgique
Quant à la partie « histoire de Belgique », c’est évidemment les sections dans lesquelles le musée excelle, où il n’a de concurrence dans aucune autre capitale. Avec le handicap que notre petit territoire a été longtemps très périphérique dans l’histoire du monde et de la culture. Même si la présentation est impeccable et attrayante, une certaine austérité marque ainsi les premiers millénaires.
Pas d’élaboration grandiose venue de l’âge de la pierre, ici : ni peinture pariétale ni statuette de Vénus fessue. À l’âge du fer, les Celtes ont laissé beaucoup de traces de leur existence dans nos régions, mais il s’agit souvent d’une vie rurale sans réalisation spectaculaire. La conquête romaine a inondé le territoire d’objets de luxe et de demi-luxe amenés par des marchands auprès des riches et des puissants locaux, mais beaucoup étaient fabriqués ailleurs ou alors copiés de modèles importés, sans originalité foudroyante : cela souligne à quel point nous n’étions qu’un lointain territoire frontalier pour l’Empire. Quant aux invasions germaniques, elles n’ont laissé que de pauvres vestiges, quand une épée rouillée, une boucle de ceinture ou une broche incrustée de grenats ou de verroterie font figure de trésor inestimable.
Les spécialistes et les passionnés se régaleront, bien sûr, des artefacts exposés et des explications qui les accompagnent. Mais pour les autres, je conseillerais de laisser pour la fin les premiers millénaires du territoire et de commencer directement la visite aux XIIe et XIIIe siècles, dans la salle dite « du trésor ». On assiste là à la première floraison culturelle d’envergure, dans la région de la Meuse, avec de l’orfèvrerie religieuse. Ceux qui ont lu sur ce blog l’article consacré à Hugo d’Oignies retrouveront deux pièces de sa main ou de son atelier, dont un reliquaire où il témoigne de toute sa vénération pour Marie d’Oignies (et même de sa proximité avec la sainte, quand il inscrit son nom en français sur la dédicace commencée de manière plus officielle en latin).
Ceux qui ont lu l’article sur le musée de la tapisserie à Tournai retrouveront, un peu plus loin, des tapisseries de la cour de Bourgogne montrant, notamment, Hercule en prince de Bourgogne. Ceux qui ont visité le musée dans l’hôtel de ville d’Audenarde retrouveront ici une des tapisseries dites « verdures d’Audenarde ». Juste à côté ils pourront voir une « verdure d’Enghien », exactement comme s’ils étaient allés à Enghien.
À ce point de vue, le Cinquantenaire est comme un résumé de ce qu’on peut voir dispersé dans tous les petits musées thématiques du pays. Il en est le complément nécessaire, d’ailleurs, avec l’avantage qu’il n’y a pas à se déplacer d’une ville à l’autre ni à prendre rendez-vous avec des institutions locales parfois confidentielles ou avec des fabriques d’église ou des trésors de cathédrales aux conditions de visites très limitées, voire erratiques.
L’accrochage au Cinquantenaire, suivant la ligne du temps, fait aussi qu’on perçoit mieux la place que chaque objet occupe dans l’implacable défilement des siècles, des styles et des modes : quelle tendance nouvelle il incarnait à l’époque de sa création et par quelle autre il sera bientôt remplacé, renvoyé au statut de témoin d’époques révolues.
L’inconvénient, inévitable, est que cette accumulation de pièces les rend chacune plus anonymes, les coupe un peu de leur contexte. Les tapisseries des ducs de Bourgogne, par exemple, qui sont la plus grande richesse du musée de Tournai et y sont donc mises en vedette et explicitées avec beaucoup de pédagogie, sont un peu noyées ici. Elles paraissent un peu plus confuses encore quand on les compare aux époques ultérieures, elles semblent vite trop encombrées de scènes et de personnages pour qu’on prenne le temps de les déchiffrer alors que se profile une effrayante enfilade de salles. Bref, elles restent muettes pour la plus grande part du public.
De même, le reliquaire contenant le petit doigt de Marie d’Oignies devient ici une pièce d’orfèvrerie parmi d’autres, peut-être pas la plus belle, d’ailleurs. Et son inscription, qui commence en latin administratif et finit en langue populaire en souvenir d’un contact vécu et concret avec une femme exceptionnelle qui avait bouleversé les destinées de ceux qui avaient côtoyé son petit béguinage, restera pour la majorité du public une ligne d’écriture dorée perdue dans un flot d’inscriptions beaucoup plus conventionnelles et indifférentes courant sur d’autres reliquaires, sur des autels portatifs ou des croix processionnelles. L’accumulation tue un peu la magie individuelle de chaque objet, elle anesthésie un peu la capacité d’attention du visiteur.
Les explications fournies par le musée essaient de trouver le juste milieu entre l’information exhaustive, qui rendrait la visite interminable, et le minimum nécessaire pour arriver à situer les grands et petits mouvements artistiques qui ont rythmé la vie dans nos provinces et qui ont accompagné l’essor de telle ou telle ville, ou le déclin d’une autre. Elles y arrivent assez bien et sont toujours pertinentes.
Difficile de recommander de s’attarder sur une œuvre en particulier : pour celui qui a une certaine familiarité avec les diverses productions des artisans de nos régions, elles ont toutes leur personnalité, leur petite ou leur grande histoire à raconter. Je suggérerais malgré tout au visiteur de s’arrêter un moment devant le grand retable bruxellois en bois sombre sculpté vers l’an 1500 par Jan Borreman et son atelier.
Il raconte le martyre de saint Georges, sujet sans grande surprise pour un ornement d’église. Mais le récit est déjà hilarant, si l’on ose dire à propos de séances de torture, parce que le malheureux Georges y passe de toutes les manières possibles et imaginables, déchiqueté dans une machinerie à roues, brûlé la tête en bas sur un grand feu, bouilli dans une énorme marmite en forme de taureau, etc. Et ça rate toujours, il se retrouve chaque fois à moitié nu et intact comme au début, jusqu’à ce que l’imagination des bourreaux se tarisse ou que le ciel se lasse enfin de venir sans arrêt à son secours, et qu’on lui tranche banalement la tête.
Il faut regarder de près les figures des acteurs, attristées ou brutales, songeuses ou haineuses mais toujours férocement populaires. Il y a ici toute la virtuosité de la Renaissance dans le rendu des corps, des matières et de l’espace mais en même temps, un refus total ou au moins une résistance obstinée contre l’idéalisation des personnages et l’italianisme qui l’accompagnait d’habitude à cette époque.
C’est l’esprit qui a animé Brueghel qui se trouve là en action, un peu gouailleur et attaché au quotidien, même dans les scènes sacrées, méfiant devant les grandes idées, les idéaux désincarnés, les propagandes pompeuses. Ce n’est pas dans ces ateliers que l’empereur Auguste aurait pu se faire représenter en dieu grec, malgré son âge et son probable embonpoint. Tout le monde, rois, pontifes, saints, militaires, palefreniers, paysans et petit peuple accouru au spectacle est montré bien authentique, bien concret en toutes circonstances. Pour cette exemplarité et pour la qualité de la composition des scènes ainsi que de chaque rendu de détail, ce retable-là mérite vraiment qu’on y consacre plus qu’un coup d’œil distrait, pressé, fatigué par l’océan de vitrines déjà vues ou encore à voir.
Ceci dit, un autre chroniqueur s’enthousiasmerait sans doute pour d’autres œuvres. À vous de trouver dans les salles les objets d’art qui sauront faire résonner en vous une corde intime. Le choix est tellement immense, entre les premiers silex et les œuvres art nouveau et art déco placées dans des vitrines dessinées par Horta, qu’il serait vraiment incroyable que la visite ne vous apporte aucune émotion. Vous l’avez sûrement remarqué, d’ailleurs : dans les photos illustrant cet article et montrant les diverses salles, il ne manque qu’une chose, vous !