L’Italie, des hommes et des mots

Robert Massart

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Belgique manquait de main d’œuvre pour faire redémarrer ses industries, et l’Italie, de son côté, n’avait pas assez de travail à offrir à sa population. C’est pourquoi, le 23 juin 1946, les deux pays signèrent un accord économique relatif à l’exploitation de la houille dans le sillon Sambre et Meuse, accord appelé aussi « Des hommes contre du charbon ». Cette année, on commémore chez nous les septante-cinq ans de l’immigration italienne.

L’immigrazione

Ainsi, jusqu’au milieu des années 1950, des dizaines de milliers d’hommes venant surtout du centre et du sud de l’Italie sont arrivés en Wallonie. La population locale n’était pas toujours très gentille avec eux : on les appelait “macaronis”, “tchitchos” – l’argot “rital” n’avait pas encore franchi la frontière -, on racontait qu’ils étaient fainéants, tire-au-flanc. Jusqu’au jour où, au milieu d’un été superbe, plus personne n’a osé rire des travailleurs italiens. Ce jour-là, le 8 aout 1956, les Belges ont entendu la langue italienne résonner gravement à la radio, et tous les jours qui suivirent, dans des émissions destinées aux familles d’immigrés pour leur donner les dernières nouvelles de la catastrophe minière du Bois du Cazier, à Marcinelle.

Deux-cent-soixante-deux morts, dont cent-trente-six Italiens. Après deux semaines d’efforts désespérés, un sauveteur fit cette déclaration que nul n’a oubliée : Tutti cadaveri, ils sont tous morts. Après ce désastre, on n’a plus considéré les Italiens de Wallonie comme avant, il faut dire aussi que, sur la lancée, nous avions appris qu’ils étaient plus de cinquante-mille à être venus chez nous pour extraire le charbon au péril de leur vie, et que beaucoup vivaient dans des conditions presque infra-humaines, certains étant encore logés dans d’anciens baraquements de prisonniers de la guerre de 40-45.

Partir ou rester ?

Par la suite, une grande partie de la communauté italienne est rentrée au pays natal, les uns ayant atteint l’âge de la retraite, d’autres, après le drame de Marcinelle, préférant une vie modeste, chez eux, plutôt que de la perdre à l’étranger. D’autres encore ont quitté la Wallonie quand la crise s’y est installée, fermant les usines et les houillères et réduisant au chômage des dizaines de milliers de travailleurs.

Malgré tout, beaucoup d’Italiens sont restés chez nous, les racines étaient déjà enfouies trop profond, les enfants s’étaient habitués au pays d’accueil et s’étaient mariés, bien souvent, avec des Wallonnes et des Wallons. Ainsi, du Bassin liégeois jusqu’au Borinage, en passant par le Pays Noir et la région de La Louvière, les Italiens ont parsemé les vallées de la Sambre et de la Meuse de la lumière de leurs noms et de leur accent, ce faisant ils ont en quelque sorte relatinisé un peu cette vieille terre déjà conquise, jadis, par leurs lointains ancêtres venus à pied des bords du Tibre.

Le « frantalien » avant le franglais

Toutefois, sans devoir remonter si loin et sans attendre non plus la signature d’un « accord charbonnier », l’Italie et les Italiens ont encore influencé plusieurs fois nos pays et singulièrement notre langue. Par exemple, avons-nous conscience de parler italien si nous énonçons des phrases comme celles-ci : « Les banquiers ont alerté leurs clients les plus poltrons, mais cette alarme était une bombe de carnaval. Derrière les façades, gardés par les sentinelles et camouflés dans le clair-obscur des salons, entre le minestrone et les cassates, plus question pour les hôtes et leurs escortes de désastre ni de banqueroute. Place à la bagatelle, la guerre était passée. » ? Elles contiennent une douzaine d’italianismes.

Un italianisme est un mot propre à la langue italienne transposé dans une autre langue. Les dictionnaires recensent aujourd’hui la présence d’environ sept-cents mots d’origine italienne en français. Toutefois, nous allons voir que les emprunts à l’italien furent bien plus nombreux au seizième siècle : les lexicologues parlent alors de trois mille italianismes au moins et certains avancent le chiffre de huit mille. Que s’est-il donc passé à cette époque ?

La Renaissance

Au 14e siècle l’Italie est entrée dans une ère que l’on appellera la Renaissance : il Trecento et il Quattrocento (le 14e et le 15e siècle). Il s’agit d’une longue période d’épanouissement culturel et artistique, la sortie du Moyen Âge, due, en partie, à l’afflux de savants et d’artistes qui fuyaient la conquête de Constantinople par les Ottomans pour se réfugier en Italie, berceau de la civilisation gréco-latine qu’ils vont contribuer à redynamiser et remettre à l’honneur.

À partir du 16e siècle la France, qui sort aussi peu à peu du Moyen Âge, éprouve une forte attirance pour tout ce qui vient d’Italie. Cet engouement est favorisé d’abord par des campagnes militaires (les guerres d’Italie) de plusieurs souverains français qui prétendaient avoir des droits héréditaires sur le Milanais et le royaume de Naples. Ensuite par l’arrivée de deux reines italiennes à la cour de France : Catherine de Médicis qui épousera le fils de François 1er, le futur Henri II, et Marie de Médicis, l’épouse d’Henri IV, qui exercera la régence jusqu’à l’avènement de Louis XIII. Il faut ajouter à cela le cardinal Mazarin, ou Mazzarini, originaire des Abruzzes, qui occupera la fonction de principal ministre d’État pendant dix-neuf ans, sous Louis XIV.

Une grande italophilie

L’ensemble de ces éléments a influencé directement la société et la civilisation françaises et, bien entendu, la langue. Tous les domaines du lexique français seront touchés par les mots italiens, de la vie de cour à l’alimentation en passant par la mode vestimentaire, l’architecture, la musique, les beaux-arts et la finance. Quelques exemples : altesse, ambassade, guerre, bombe, infanterie, cantatrice, castrat, barcarolle, sonate, façade, appartement, salon, douche, balcon, espalier, dôme, coupole, dessin, aquarelle, bilan, banque, carafe, botte, caleçon, escarpin, perruque, artichaut, biscotte, cantine … Et toujours dans le domaine alimentaire, peut-on imaginer que le mot « caviar » lui-même nous soit venu de la langue italienne où caviale est une transformation du persan « havyar » qui signifie « œufs de poisson » ?

La réaction

Cette vogue italianisante devait provoquer inévitablement une réaction. Un vif sursaut d’orgueil national à une époque où le français venait d’être promu au rang de langue officielle de l’administration par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), au détriment du latin. Cette même année paraissait le premier dictionnaire de français. Quelques décennies plus tard ce seront De la précellence du langage français, d’Henri Estienne, et La Défense et Illustration de la langue française, de Du Bellay. Plusieurs auteurs brocarderont aussi les snobs (le mot n’existait pas encore) qui « singent l’italien » avec leurs « corruptions italiques ».

Avec le temps, la mode, comme toujours, s’affaiblira et disparaitra. La plupart des italianismes ont été oubliés (on ne dit plus « spurquesse » pour saleté), de plusieurs milliers qu’ils étaient il n’en subsiste que quelques centaines qui se sont parfaitement intégrés dans leur langue d’accueil – le fait qu’il s’agissait de deux langues romanes a facilité les choses – notamment par l’assimilation morphologique : alarme a tout d’un authentique mot français, comme banqueroute ou dessin. On n’y reconnait plus leur « passé » italien : all’arme (aux armes), la banca è rotta (le banc est cassé, rompu), il disegno, disegnare (le dessin, dessiner).

Italianismes et anglicismes : même combat ?

On ne peut pas en dire autant de l’afflux d’anglicismes que le français subit depuis le vingtième siècle, car la situation est différente : au 16e siècle les communications étaient lentes et les échanges linguistiques se faisaient surtout oralement. Les mots étrangers étaient prononcés selon les habitudes phonétiques de leur langue d’accueil. Aujourd’hui, la plupart des mots anglais nous arrivent par la voie écrite et très rapidement. Ils n’ont ni le temps ni la possibilité de se fondre dans la langue française, ce qui n’était pas encore le cas il y a un siècle quand packet boat devenait un paquebot et riding coat une redingote.

Et maintenant ?

Et, me direz-vous, il n’y a plus eu d’emprunts à l’italien depuis la Renaissance ? Si, bien sûr, mais moins nombreux et réservés à quelques domaines spécifiques : la musique, la cuisine : opéra, diva, bel canto, spaghetti, carpaccio, lasagne, pizza, spumante, etc. Aussi quelques occurrences liées à l’Église catholique, par exemple la papamobile.

L’autostrade ou l’autoroute ?

Pour terminer, le mot « autostrade » est un cas intéressant qui mérite quelques commentaires. Il est apparu pendant la première moitié du siècle passé, l’Italie ayant en quelque sorte « inventé » les autoroutes. La première, dans la région de Milan, date de 1924. Mussolini avait l’ambition de renouer avec la tradition romaine des fameuses chaussées qui sillonnaient autrefois tout l’Empire. Le mot « autostrada » en italien est une sorte de mot valise formé sur « strada », la route ou la rue, et « automobili » : route réservée aux automobiles. Bientôt le concept et le mot ont été imités en Allemagne (Autobahn). En français « autoroute » apparait à la même époque, mais il ne s’est répandu que dans les années 1950 avec les premières constructions autoroutières françaises.
Les pays francophones ont adopté l’autoroute. Toutefois, en Belgique, il y eut un peu de flottement dans l’usage. Le mot italien, francisé, « autostrade » a concurrencé « autoroute » pendant quelques années. Peut-être parce que les Belges le confondaient au début avec un mot néerlandais, « strade » étant proche de « straat ». Autoroute se dit en néerlandais « autosnelweg ».

J’applique l’orthographe recommandée de 1990.
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