texte et images D. LYSSE ©
La ville de Tournai ne fait pas partie des objectifs touristiques les plus courus de Belgique. C’est assez injuste. Elle ne manque pas de charme, avec ses rues anciennes et ses terrasses sur la grand-place. Et surtout, en plus de la silhouette emblématique des clochers romans de sa cathédrale, elle propose aux amateurs d’art et de culture un vaste choix de musées.
Musée des Beaux-Arts
Le Musée des Beaux-Arts, en premier lieu. Géré par une équipe extrêmement dynamique, et promis à une extension prochaine, il expose de façon tournante une sélection dans sa large collection, ce qui fait que deux visites à six mois ou un an d’intervalle seront toujours différentes. Il y a, naturellement, quelques chefs-d’œuvre incontournables qu’on ne retire jamais des cimaises : deux peintures de Manet, notamment, extrêmement célèbres et qu’envieraient tous les musées du monde.
La présentation actuelle est centrée sur un prêt de deux grands bronzes de Rik Wauters : la « Vierge folle », d’après les chorégraphies d’Isadora Duncan, et une statue en pied de Nel, son épouse adorée et modèle préféré. L’arrivée de ces sculptures a donné l’impulsion pour un accrochage basé sur l’image de la femme dans les œuvres du musée.
Pour mieux guider le visiteur et retenir son attention pendant son périple à travers les salles, les organisateurs ont choisi de placer auprès de certaines œuvres un commentaire personnel ou une citation littéraire pouvant servir de contrepoint. Dans le contexte culturel et médiatique du présent, fortement marqué par le mouvement « Me too », un thème comme l’image de la femme appelle évidemment d’autres commentaires qu’il ne l’aurait fait il y a vingt ans, ou il y a un siècle. Ces notices permettent, dans un premier temps, de créer un lien entre les ouvrages, souvent anciens, accrochés aux murs, et diverses facettes du politiquement correct venu d’Outre-Atlantique.
Même lorsqu’elle se fait, comme ici, sans excès, évitant communautarisme, censures et ostracismes, une telle démarche d’actualisation court toujours le risque de réinterpréter des œuvres historiques à la lumière des polémiques contemporaines, un peu comme ces metteurs en scène d’opéra qui, dans la deuxième moitié du XXe siècle, ne pouvaient aborder Wagner sans y plaquer à toute force des uniformes hitlériens.
Faut-il mettre systématiquement en avant l’exploitation de la femme dans les lavandières de De Braekeleer ou dans des représentations de paysannes, qui tenaient peut-être moins du discours féministe que de la recherche du pittoresque (ou, dans d’autres cas, d’un érotisme discret) par le peintre ? Toute représentation d’un modèle féminin familier, humble ou nanti, posant dans l’intimité, simplement assis sur une chaise dans un appartement, doit-elle fatalement renvoyer au confinement des femmes à la maison dans les sociétés patriarcales ?
La démarche eût en tout cas paru étrange, il a quelques décennies, et cela n’aide peut-être pas toujours à resituer l’œuvre dans son époque d’origine ou à pénétrer son identité profonde, ce qui la rend unique. Mais peu importe : si ce genre de rapprochement permet de créer un pont entre des sculptures ou des dessins anciens et un spectateur moderne, branché sur l’actualité et les discussions du jour, il est déjà bénéfique. Et le commentateur s’est gardé d’en faire trop dans ses interventions, revenant régulièrement à des perspectives plus liées à l’histoire de l’art. Quoi qu’il en soit, cela permet une visite du musée très cohérente et, au total, extrêmement réjouissante.
Musée de la tapisserie
À quelques centaines de mètres de là, le très beau musée de la tapisserie propose, pour sa part, diverses tapisseries contemporaines, parfois surprenantes, d’autres du siècle passé, mais aussi une dizaine de réalisations de prestige parvenues jusqu’à nous depuis l’époque de ducs de Bourgogne, aux XVe et XVIe siècles, quand les manufactures de Tournai étaient à leur apogée.
Au premier coup d’œil, elles peuvent déconcerter mais il faut prendre le temps de se familiariser avec elles. Ce sont des panneaux immenses, conçus pour être suspendus dans des salles d’apparat, avec des couleurs un peu passées et des mises en scènes parfois confuses à force d’être compactes, emplies de détails. Il y avait une vraie horreur du vide dans la décoration, à l’époque. Tout étincelle d’armures, de costumes luxueux ; les lointains s’emplissent de toits, de villes, d’arbres, de petits paysages, et quand un peu d’espace subsiste à l’avant-plan, entre deux pieds ou devant un pan de mur, il est vite comblé avec des plantes, des fleurs, un petit lapin, bref, avec n’importe quoi.
Les histoires que racontent ces panneaux (expliquées sur des cartons à consulter) ont, elles aussi, l’air tarabiscotées. On dirait de la mythologie classique mais racontée d’une manière bizarrement tordue, comme si les auteurs avaient oublié le sens et le scénario des mythes qu’ils racontaient, comme s’ils n’en connaissaient que des bribes qu’ils auraient récupérées pour les tordre à leur manière.
Après un moment, quand le regard se met à isoler et reconnaître les différents personnages et les actions, et quand on déchiffre mieux les intrigues, on s’aperçoit que tout est beaucoup moins farfelu et désordonné qu’il n’y paraît. Les distorsions des récits ne sont pas accidentelles, elles ne sont dues qu’au politiquement correct de l’époque, qui forçait à relire des données culturelles plus anciennes à la seule lumière des événements contemporains.
La minorité opprimée qu’il s’agissait alors de défendre, de réhabiliter et de glorifier, c’était la cour de Bourgogne. Issus de cadets de famille du roi de France, ils étaient condamnés à végéter comme vassaux de Paris même si, à la faveur de la Guerre de Cent ans, ils se trouvaient parfois plus puissants ou plus brillants culturellement que les descendants de la branche aînée.
Ils s’identifiaient volontiers à Hercule, opprimé lui aussi, asservi au roi de Tirynthe et condamné aux célèbres travaux. L’air du temps était donc à la glorification de l’héroïsme et du mérite mal reconnus et mal récompensés, alors les auteurs et les artistes de l’époque en rajoutaient à qui mieux mieux sur les exploits et les mérites d’Hercule.
Sur les tapisseries du musée, on voit un Hercule civilisateur, qui vole le secret des tissus en laine en dérobant les moutons que le géant Atlas emprisonnait en Espagne à son seul usage (il assassine Atlas au passage, sous les yeux de ses filles horrifiées). Ou alors on voit Hercule et ses compagnons qui refont la guerre de Troie et détruisent Troie à eux tout seuls, vexés de n’avoir pas pu y faire escale pendant leur quête de la Toison d’Or. Et quand Hercule n’est pas montré en armure d’apparat moyenâgeuse, avec une épée dégoulinante de sang et la tête d’un puissant honni dans la main, il apparaît, comme on s’en doute, vêtu comme un duc bourguignon.
Peu importait, alors, que la culture grecque s’en retrouve estropiée, tant que les développements qu’on en tirait servaient les luttes et l’humeur de l’époque. Les temps belliqueux sont peu propices à une approche respectueuse et distanciée de l’Histoire, l’urgence de la cause à défendre prime sur le reste. Et on sait que le XVe siècle a été un siècle atrocement belliqueux en Europe du Nord.
De façon amusante, le politiquement correct de la fin du Moyen-âge se trouve parfois diamétralement opposé au politiquement correct contemporain. Revisitant la campagne militaire de Titus au Proche Orient au premier siècle de notre ère, un autre cycle de tapisseries tournaisiennes anciennes raconte ainsi comment le Christ s’est vengé des Juifs qui l’avaient humilié, torturé et assassiné : il leur avait envoyé les légions romaines pour détruire Jérusalem, saccager leur pays et déporter toute la population survivante.
Un panneau nous montre Néron, outré par la mort de Jésus, qui mandate Vespasien et Titus pour punir les Juifs. En haut de l’image se voient déjà les armures métalliques des cohortes de chevaliers sur pied de guerre pour venger le Sauveur divin. Sur un autre panneau, dans Jérusalem assiégée et affamée, une riche juive a dissimulé des victuailles et s’empiffre en cachette de poulets à la broche et de saucisse pendant que l’assaut final est donné. Un détail de cette scène de destruction mouvementée nous montre l’accapareuse tirée de son festin par le soldat romain qui va punir sur elle comme sur ses concitoyens le crime d’appartenir à une race déicide, en la trucidant, en la violant ou en la vendant comme esclave, au choix.
À notre époque, on peut s’étonner qu’aucune ligue de vertu ne soit venue demander le retrait de ces œuvres antisémites des cimaises du musée, ou que personne n’ait au moins exigé une sévère remise en contexte. Je plaisante, naturellement : ces vénérables tapisseries demandent un effort de déchiffrage suffisamment grand pour décourager a priori les amateurs de ce genre d’anachronismes interprétatifs et d’absence de perspectives historiques.
Saint Jacques et la cathédrale
On peut d’ailleurs continuer la visite de la ville en conservant ce fil du politiquement correct. A la cathédrale et à l’église saint Jacques (un bâtiment d’une belle architecture gothique construite autour d’un énorme clocher roman), par exemple, les visiteurs pourront alors se souvenir de l’air du temps à l’époque de la censure protestante, vers l’an 1566. De grands destructeurs de statues et de grands rectificateurs du passé pour raison idéologique, eux aussi !
Il suffit de voir avec quel soin ont été martelés les portails de la cathédrale et comment rien ne subsiste, ou presque, à l’intérieur des deux bâtiments, de la décoration et du mobilier liturgique d’origine, pour se rendre compte à quel point les représentations de la sainte famille, des saints ou même de simples donateurs ou de figures allégoriques ont pu sembler odieuses à certains militants du XVIe siècle. Ces gens-là étaient certes pleins de bonnes intentions, seulement soucieux de ramener le public à une piété plus authentique, plus centrée sur le récit évangélique, moins distraite par des images parasites, mais on se dit qu’ils auraient pu se contenter de voiler ou de déplacer les œuvres qui ne leur plaisaient pas, sans s’acharner pareillement à détruire la mémoire et le legs des siècles qui les avaient précédés.
Les intentions pieuses qui ont mené aux vertueuses destructions des iconoclastes protestants du XVIe siècle sont évidemment très différentes de celles des voleurs qui ont dérobé en 2008 la pièce la plus précieuse du trésor de la cathédrale, une croix byzantine supposée contenir une relique de la vraie croix, mais le résultat des deux actions est finalement le même : tout cela est perdu pour le public. La possibilité d’un contact concret, vivant, avec d’autres mentalités et d’autres points de vue que les nôtres s’évapore. Et nous nous retrouvons plus qu’avant enfermés dans les certitudes et les polémiques du présent, en perdant la notion de leur relativité, du fait qu’elles sont destinées, elles aussi, à passer.
Soit dit en passant, les gardiens du trésor de la cathédrale ont peut-être été traumatisés par le vol de 2008, ou alors ils avaient d’autres soucis lors de mon passage (la préparation de la liturgie du lendemain, m’a dit une dame à travers la porte vitrée), mais toujours est-il qu’en me présentant deux fois pendant les heures de visite, je ne suis jamais arrivé à entrer. Je vous en parlerai donc dans un prochain article, si le ciel et les besoins de la liturgie sont favorables et permettent l’ouverture du local à ce moment-là.