© Texte et images D. LYSSE 02-2024
À l’occasion du 75e anniversaire du décès de James Ensor, plusieurs expositions se préparent, abordant le travail du peintre ostendais sous des angles variés. Sa ville natale a ouvert le bal au « Mu.ZEE », avec une présentation centrée sur la nature morte. Elle rassemble autour des œuvres du maître un échantillonnage de la production du XIXe et de la première moitié du XXe siècle sur le même thème. Cet accrochage n’a pas la prétention d’être une présentation exhaustive du travail d’Ensor dans le domaine de la nature morte. Le choix présenté est toutefois riche et diversifié, et suffit pour se faire une très bonne idée des différentes options abordées par le peintre au cours de sa carrière. Une carrière qui fut, on le sait, loin d’être tranquille et linéaire.
Remarquablement doué, Ensor a commencé par peindre de façon assez traditionnelle, utilisant des fonds sombres et brunâtres, lointain héritage des peintures caravagistes du XVIIIe siècle. Brillant dans le rendu de la lumière et des matières, il s’est vite singularisé par une très grande liberté dans la touche. Ses croquis laissent entrevoir toute la joie et la curiosité avec lesquelles il a abordé le monde qui l’entourait. On y devine l’enthousiasme que lui donnait sa capacité à prendre possession de son environnement par l’image, qu’il s’agisse de paysages, d’intérieurs complets, de somptueuses mises en scène de la vie bourgeoise (qui seront l’objet d’autres expositions, à Bruxelles et Anvers), ou de rapides études de passants dans la rue, voire de mouches et moustiques morts trouvés sur un appui de fenêtre. (Il suffit de cliquer sur l’image ci-contre pour l’agrandir, ce qui peut s’avérer utile pour distinguer un dessin de moustique.)
Au fil des ans, peut-être sous la pression des modes étrangères, peu enseignées dans les académies officielles en Belgique, Ensor fera évoluer cette première manière et adoptera la palette claire de l’impressionnisme. Parallèlement, il ajoutera aux scènes de la vie quotidienne des éléments imaginaires, dans la lignée du symbolisme d’un Redon. Mais il intégrera ces influences de façon très personnelle. On voit bien, sur les cimaises d’Ostende, comment cette transition technique fut graduelle, continuité qui permit d’ailleurs à Ensor de reprendre régulièrement ses premières toiles sans presque rien modifier au sujet ni à la mise en page, pour en donner de nouvelles versions plus colorées, où l’accent était désormais moins placé sur la lumière que sur la couleur.
Plus loin dans l’exposition, quelques très belles natures mortes de Rik Wauters montrent ce qu’aurait pu donner un basculement radical vers des à-plat de couleur et vers le fauvisme, par exemple. Mais rien de tel n’a eu lieu chez Ensor et, par contraste, on mesure à quel point il est resté prudent face aux recherches plastiques révolutionnaires. Chez lui, le fond noir hérité du Caravage, qui unifiait l’espace du tableau, n’a disparu qu’en apparence. Il a fini par être remplacé par un fond blanc irisé, tout aussi conventionnel, qui remplit exactement la même fonction. Une fois ce compromis élaboré, l’attention du peintre s’est détachée de la question et s’est largement déplacée vers d’autres centres d’intérêt, vers l’imaginaire satyrique et poétique auquel la vivacité nouvelle de sa palette et la virtuosité de son pinceau vont donner des moyens d’expression décuplés.
Pendant ce temps, dans la première décennie du XXe siècle, à Paris, avec le fauvisme puis le cubisme, l’art d’avant-garde va emprunter d’autres voies, plus radicales, plus construites, souvent plus intellectuelles. Vers le nord et vers l’est du continent, l’expressionnisme germanique aurait pu sembler suffisamment proche d’Ensor pour que son émergence constitue pour lui un moteur, un facteur de renouveau, mais ce mouvement véhiculait souvent un contenu militant et des revendications sociales qui restaient largement étrangères au peintre ostendais. En conséquence, alors qu’Ensor n’était pas très âgé, son art s’est retrouvé peu à peu isolé, déjà un témoin du passé. À une échelle plus personnelle, il semblerait qu’Ensor se soit peu à peu lassé de ses recherches. Trop poussées, ses couleurs sont devenues criardes ; ses fonds blancs se sont fait envahissants, ses compositions rudimentaires. Ce n’est pas qu’il ne sache plus peindre : on le voit avec le saisissant tableau réalisé après la mort de sa mère, en 1915, où les bouteilles et récipients de son atelier sont représentés en avant-plan du gisant pour évoquer les médicaments qui n’ont su sauver la mourante. Mais à la longue, la peinture l’amuse moins, les rendus de matière l’ennuient, les mises en scène un peu complexes le fatiguent, et, d’un tempérament impulsif et fonceur, il a du mal à se forcer lorsque l’enthousiasme n’y est pas.
Son intérêt se porte alors volontiers vers d’autres occupations, parfois assez surprenantes : vers les deux tiers de sa vie, il s’attelle ainsi avec ardeur à composer de la musique, et même un opéra, sans atteindre aucun résultat digne qu’on s’y arrête. De façon plus fructueuse, il redouble d’activité du côté littéraire. Il multiplie les diatribes et discours où il atteint à une truculence rare. Sans jamais, hélas, s’atteler à un texte de grande ampleur, il reste un roi du fragment, du morceau de circonstance tournant à la satire. Dans un feu d’artifice logorrhéique, il use de la langue française aussi librement qu’il usa longtemps du pinceau, et invente à tour de bras des néologismes et des tours syntaxiques bizarres, féroces et hilarants. (Un vaste choix de cette littérature hétéroclite a été rassemblé aux éditions Labor, collection Espace nord, volume 158.)
Lorsque, par chance, il retrouve la joie de peindre, cela peut donner des résultats intéressants (voir, par exemple, ci-contre, la nature morte au chou rouge). Mais pour répondre à la demande du public, il finit le plus souvent par pasticher ses œuvres antérieures. Il se copie tantôt de façon pressée et désinvolte, tantôt en retrouvant l’élan initial. Dans ce dernier cas, il lui arrive alors de faire un demi-faux et d’antidater son tableau pour le vendre à un meilleur prix, sa production des premières décennies ayant fini par devenir très recherchée.
Au fil de cette seconde moitié de carrière, Ensor peindra quelques redoutables fadaises que les collectionneurs et institutions préservent pieusement à cause du nom prestigieux de leur auteur (voir ci-contre, les emblématiques et dérisoires fleurs et fruits avec nymphe de guignol, farfadet vert et masques plus ou moins vomissant). Il faut dire à sa décharge qu’il est loin d’avoir été le seul à créer parfois des trucs sans qualité et des machins sans âme, répétant des formules épuisées ou, pire, croyant innover. Ainsi, parmi les natures mortes du XIXe et du début XXe rassemblées dans cette exposition d’Ostende, à côté d’authentiques chefs d’œuvre, on repérera au passage quelques croûtes désespérantes, signées pourtant par d’éminents professeurs d’académies, d’honorables avant-gardistes et autres sommités de leur époque.
Cela fait une partie du charme de cet accrochage très serré et volontairement non ordonné : il force le visiteur à côtoyer parfois dans un seul coup d’œil le génial et le pire, et à trier par lui-même. L’admiration obligatoire et généralisée n’est pas de mise ici. Au fil des salles, l’amateur d’art doit se fier d’abord, voire exclusivement, à ce qui le touche, à ce qui l’émeut, à ce qui lui parle vraiment, sans se laisser impressionner par les étiquettes et les signatures, fussent-t-elles d’Ensor en personne. Du reste, n’est-ce pas toujours dans cet état d’esprit libre et indépendant qu’on devrait visiter les musées ?