Funérailles d’hiver de Hanokh Levin au Rideau de Bruxelles 08 > 23.01


Hanokh Levin, écrivain israélien hors normes

Voici dix ans, en février 2009, le théâtre du Rideau de Bruxelles (alors installé au Palais des Beaux-Arts) nous faisait découvrir le dramaturge israélien Hanokh Levin. Une révélation ! un théâtre dont nous ne savions rien ; un auteur dont le nom nous était totalement inconnu.

Lorent Wanson mettait en scène Yaacobi et Leidental, comédie féroce associant étroitement texte et musique : trois comédiens qui jouent et chantent, trois musiciens passant d’un instrument à l’autre. Nous nous rappelons combien nous avaient ébahie les trouvailles de Wanson, également créateur de la composition musicale. En préambule, de longs jeux de scène muets relevant de l’absurde ; pour décor, l’emplacement d’un orchestre avec ses gradins, ses pupitres ; mais en un instant ceux-ci se transforment en échiquiers, l’étui de la contrebasse recèle une literie complète, le métronome gigantesque abrite un réfrigérateur… L’univers de Yaacobi s’annonce donc comique mais bientôt se révèlent l’égoïsme, la petitesse, la mesquinerie, la méchanceté des êtres humains, leur besoin d’humilier l’autre.

La saison 2009-2010 du Rideau nous offrit une deuxième pièce de Levin, Une Laborieuse entreprise, mise en scène par Christophe Sermet. Rupture d’une vieille amitié entre Yaacobi et Leidental, rupture de couple entre Yona et Leviva, mariés depuis trente ans. Dans les deux cas, celui qui veut briser une relation jusqu’alors solide (en apparence du moins) invoque des raisons similaires : le désir de se « libérer », de repartir à zéro, de donner un nouveau tour à sa vie. Cependant ni l’un ni l’autre ne se retrouveront en vainqueurs ; le recul va l’emporter ; on reviendra à la case de départ.

Si dans la réalité quotidienne, une amitié niée volontairement, un vieux couple qui se défait suscitent de prime abord l’indignation ou la tristesse, l’humour grinçant de Levin, la verdeur, voire la trivialité de son langage, désamorcent le drame, provoquent le rire. Ce visage double alliant le burlesque au tragique se révèle plus nettement encore dans Funérailles d’hiver où le thème de la mort est permanent.

En 2012, nous avons revu Une laborieuse entreprise que le Rideau avait remise à son pro-gramme et découvert à l’Atelier 210 (chaussée Saint-Pierre, 1040 Bruxelles) une pièce de Le-vin très différente par le ton, Ceux qui marchent dans l’obscurité. La mort de la mère, l’errance dans la nuit, la solitude de chacun, la quête de quelque chose – mais quoi ? –, l’absence de réponse (celle de Dieu est couverte par un tintamarre incroyable or il refuse de répéter), sont au cœur de cette œuvre qu’avait mise en scène Lara Hubinont.

Funérailles d’hiver, une « farce burlesque avec chansons »

De même que Ceux qui marchent dans l’obscurité, la pièce débute par la mort de la mère. Assis aux côtés de la mourante, Bobitshek, un vieux garçon, lui promet de réunir la famille pour son enterrement – qui aura lieu le lendemain. Dès ce premier dialogue où se succèdent redites et phrases répétées avec conviction, la notion de l’absurde s’installe.

La nuit est venue. Bobitshek se rend chez sa cousine Shratzia pour lui annoncer le décès. Mais ni elle, ni son mari, ni ses hôtes ne répondent aux coups frappés à la porte. Ils veulent ignorer ce qui est arrivé. Pourquoi ? parce que le lendemain auront lieu les noces de leur fille Vélvétsia, que quatre cents invités sont attendus et huit cents poulets commandés, qu’il est exclu d’annuler un tel évènement car, comme le répète le père de la jeune fille, quel est le but de la vie ? acheter un appartement et marier sa fille.

Bobitshek insiste, convainc un voisin, professeur, d’assister aux obsèques mais n’arrive pas à se faire écouter par les siens. Une poursuite délirante s’engage. La famille gagne la plage sous un froid glacial, croise deux invraisemblables joggeurs, s’envole jusqu’à l’Himalaya, y rencontre un moine figé sur son tertre depuis quarante ans, rejoint ensuite la terre, persuade Bo-bitshek de renoncer aux funérailles pour participer au mariage dont la fête se déroule enfin, alors qu’entretemps d’autres morts sont survenues. L’Ange de la mort a recueilli de sa main gantée de caoutchouc noir l’âme qu’ont rendue, en un pet démesuré, le père, puis le beau-père de Vélvétsia. Chez Levin, le rire, la trivialité s’avèrent étroitement liés au tragique, à la mort.

« Farce burlesque avec chansons », ainsi Michael Delaunoy, qualifie-t-il ces Funérailles dont il est le remarquable metteur en scène. On rit beaucoup, on admet sans problème des situations tout à fait irréalistes, on jouit sans réserves du jeu, des mouvements et mimiques des comédien(ne)s, de la musique, des chansons, de la chorégraphie. Michael Delaunoy a réuni là une fameuse équipe : pas moins de douze interprètes, de Belgique et de Suisse, plus les huit responsables de la scénographie, de la lumière, du son, des costumes et des masques, du maquillage, de la chorégraphie.Sans détailler les rôles de chacun(e), nous voulons dire combien nous avons aimé retrouver Muriel Legrand, Catherine Salée (mère et belle-mère de la mariée), Philippe Vauchel (joggeur) et découvrir Frank Michaux (l’Ange de la mort), Pierre Aucaigne (le professeur, le moine tibétain), Robert Bouvier (Bobitshek), Lee Maddeford (joggeur, musicien), sans oublier Frank Arnaudon (père de la mariée), Thierry Romanens (père du marié, mère de Bobitshek), Jeanne Dailler (la mariée), Fabian Dorsimont (le marié), Laurence Maître (jeune invitée aux noces). Elles et eux incarnent les personnages, chantent, jouent de l’accordéon, de la guitare, du piano ou du cor à piston. Un spectacle complet ! Du grand théâtre, vraiment ! Et une scénographie – due à Didier Payen – qui n’impose rien mais permet, dans sa simplicité et sa mobilité, de s’adapter aux lieux extrêmement variés où se situe l’action. La salle – comble – n’a pas ménagé les applaudissements à ces Funérailles d’hiver dont les représentations se sont données au Jacques Franck (94, chaussée de Waterloo, 1060 Bruxelles) du 8 au 23 janvier 2019. Nous espérons vivement que le Rideau reprendra le spectacle lors d’une prochaine saison

Hanokh Levin (1943-1999), son œuvre

Hanokh Levin est considéré comme une figure majeure du théâtre israélien d’aujourd’hui. Né à Tel-Aviv en 1943, décédé d’un cancer en 1999, il est l’auteur de livres de poésie et de prose et, surtout, d’une bonne cinquantaine de pièces de théâtre dont trente-deux montées de son vivant. Il met en scène une vingtaine d’entre elles – jamais celles d’autres dramaturges – souvent avec les mêmes comédiens et la même équipe technique. Ses premiers textes paraissent dans le journal des étudiants de l’Université de Tel-Aviv où il poursuit des études de lettres et de philosophie : textes satiriques (dont satires politiques) et « cabarets », combinant sketches et chansons.

Il écrit son premier « cabaret » en 1968, juste après la guerre des Six Jours, Toi, moi et la prochaine guerre. Il n’est ni antisémite ni antisioniste, explique Laurence Sendrowicz, sa traductrice en français, mais il perçoit tout de suite le danger de l’occupation. De même, Nurit Yaari, (professeure, spécialiste du théâtre tant ancien que contemporain, auteure de Le théâtre de Hanokh Levin) écrit qu’il est en Israël « un des rares à anticiper les conséquences tragiques que risque d’entrainer l’occupation prolongée des territoires conquis et à mettre en garde ses concitoyens ». Levin sera toujours opposé à la guerre, répètera qu’il faut parler aux Palestiniens et qu’il n’est pas normal que dans un pays, les pères enterrent les fils.

Dans les années 70, naissent une série de comédies dont les personnages sont des êtres sans envergure que l’on voit s’agiter dans une existence quotidienne banale et qui cherchent, appellent, attendent quelque chose qu’ils ne trouvent pas.

À partir de 1979, l’écrivain appuie son théâtre sur les grands mythes de la culture occidentale, la Bible, la tragédie grecque. L’année même de sa mort, il veille à l’édition complète de son œuvre mais il refuse qu’on le traduise. Un volume posthume réunissant des inédits est publié en 2003. Son Théâtre choisi, traduit en français par Laurence Sendrowicz, compte cinq volumes parus aux Éditions Théâtrales (47, avenue Pasteur, F-93100, Montreuil, France). Yaa-cobi et Leidental et Une laborieuse entreprise figurent dans le tome 1, sous-titré Comédies (paru en 2001). Le tome 2, Pièces mythologiques (2001), comprend notamment Ceux qui marchent dans l’obscurité. Les Funérailles d’hiver font partie de tome 4 (Comédies grinçantes, 2006).

En 1997, averti par les médecins qu’il mourra dans les deux mois, Hanokh Levin monte ce qu’il pense être son ultime pièce, Requiem, inspirée de trois nouvelles de Tchékhov. Il vit encore deux ans et signe une dernière œuvre, Les pleurnicheurs, dont l’humour est pour le moins macabre : dans un hôpital, des agonisants doivent se partager un unique lit ; ils s’y succèdent en fonction du temps qui leur reste à vivre ; pour les distraire, le personnel médical leur offre une représentation du meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre.

Dans le courant de mars 2009, en complément de l’une des représentations de Yaacobi et Lei-dental, le Rideau de Bruxelles avait programmé une soirée intelligente et drôle réservée à l’humour juif. Organisée par Catherine Briard, aujourd’hui secrétaire générale du Rideau, elle réunissait professeurs et comédiens interrogés par un critique littéraire. En première partie, un échange de vues donnait la parole au metteur en scène Lorent Wanson et à la traductrice en français de Hanokh Levin, Laurence Sendrowicz. Elle raconta le bouleversement qu’elle avait ressenti en découvrant son œuvre lorsque, à la fin des années 70, elle partit vivre en Israël. Levin « est une météorite, un ovni dans le théâtre israélien de l’époque », affirme-t-elle. Violemment attaqué, critiqué, le dramaturge a cependant été joué au moins une fois par an dans les plus grands théâtres d’Israël. La censure n’est intervenue qu’à une seule occasion, pour supprimer un passage (lequel a été lu de façon détournée), mais il y a toujours eu des manifestations du public devant les salles où on le jouait. Il est même arrivé que le théâtre mette fin aux représentations parce qu’il ne pouvait assurer la sécurité des acteurs.

Michael Delaunoy déclare pareillement : « La découverte du théâtre de Hanokh Levin a provoqué chez moi en véritable choc. […] Le vingtième siècle avait donc produit un auteur dramatique comparable aux plus grands génies de l’histoire du théâtre, et je n’en avais rien su ! » Devenu directeur du Rideau en 2007, il y programme Yaacobi et Leidental puis Une laborieuse entreprise, monte quatre autres textes de Levin avec ses étudiants du Conservatoire de Mons et aujourd’hui, met lui-même en scène les Funérailles d’hiver où, déclare-t-il, la force comique est « au service d’une fable qui expose, avec l’implacable violence qui habite tout le théâtre du dramaturge israélien, le combat de deux grands rites qui fondent l’humanité : la cérémonie funéraire et le mariage. »

Claire Anne MAGNÈS

Crédit : Alessia Contu
www.rideaudebruxelles.be

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