Intense et poignant
Il y a cent ans naissait Ingmar Bergman
Ingmar Bergman, cinéaste majeur du XXe siècle, aurait eu cent ans cet été. Le réalisateur suédois est né le 14 juillet 1918 à Uppsala, ville universitaire au nord de Stockholm, et décédé à Fårö le 30 juillet 2007.
Passionné de théâtre et de cinéma dès sa jeunesse, il interrompt ses études de lettres, écrit des pièces qu’il met en scène, reprend la direction du théâtre de Helsingborg, est engagé par la Svensk Filmindustri pour revoir ou écrire des scénarios, réalise son premier film, Crise, en 1946.
Son activité est débordante ; elle le restera pendant plusieurs décennies : direction de théâtres, mises en scène pour le théâtre, pour la radio, et surtout – c’est notre précieux héritage – réalisation de films destinés au grand écran ainsi qu’à la télévision. Parmi les titres les plus fameux, citons Un été avec Monika (1953), Le septième sceau (1957), Les fraises sauvages (1957), Persona (1966), Cris et chuchotements (1972), Scènes de la vie conjugale (1973), La flûte enchantée (1975), Sonate d’automne (1978), Fanny et Alexandre (1982), Après la répétition (1984), Sarabande (2003).
Cannes, Venise, Berlin, les États-Unis lui décernent leurs prix : Lion d’Or, Ours d’Or, à trois reprises l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, une Palme des Palmes à Cannes en 1997.
D’autres réalisateurs font appel à lui comme scénariste : le Danois Bille August (Les meilleures intentions, 1992), la Norvégienne Liv Ullmann (Infidèle, 2000). Celle-ci, actrice remarquable, a tenu le premier rôle dans nombre de films de Bergman, partagé sa vie durant quelques années et eut avec lui une fille, Linn. Elle a réalisé en 2014 Mademoiselle Julie, d’après Strindberg, avec Jessica Chastain, Colin Farrell et Samantha Morton.
Séduit par l’ile de Fårö (mer Baltique) en 1960, Ingmar Bergman y fait bâtir sa maison, y tourne plusieurs films, lui consacre deux documentaires de même titre, Mon île Fårö (1969 et 1979), y vit dans une forte relation avec la nature et les paysages. C’est là qu’il meurt en 2007. Et c’est à Fårö, avec Sven Nykvist, chef opérateur de Bergman, et l’excellent comédien Erland Josephson (Scènes de la vie conjugale, Sarabande…) que le cinéaste russe Andreï Tarkovski tourne son dernier film, Le sacrifice (1986), superbe hommage à son confrère suédois.
Le récit de la vie d’Ingmar Bergman pourrait inspirer plus d’un biographe. Ce n’est pas notre propos mais nous aimons noter que plusieurs de ses enfants se sont eux aussi tournés vers le théâtre et/ou le cinéma ainsi que vers l’écriture. Le rôle d’Eva enfant dans Sonate d’automne est interprété par sa propre fille, Linn Ullmann. Aujourd’hui romancière, elle a été couronnée par de nombreux prix dans son pays, la Norvège. Les traductions françaises de ses œuvres ont paru chez Plon et chez Actes Sud (Collection Lettres scandinaves).
Bergman écrivain
Ingmar Bergman occupe également une place non négligeable en tant qu’écrivain. Il a publié des mémoires, surtout liées au cinéma – Laterna magica, Images – et des scénarios, dont Sonate d’automne (1978), actuellement à l’affiche du Boson. La plupart de ces ouvrages ont été traduits en français par Lucie Albertini (épouse du poète Eugène Guillevic) et Carl Gustav Bjurström, et sont publiés chez Gallimard.
En 2002 parait aux Cahiers du cinéma la traduction française, due à Vincent Fournier, d’un volume intitulé Une affaire d’âme Il groupe trois récits de Bergman : Infidèles, Une affaire d’âme et Amour sans amants, trois projets « d’expériences-limites » du cinéma qui n’aboutiront pas à des films.
Conquise depuis l’adolescence par les longs métrages de Bergman, la metteuse en scène Myriam Saduis, installée à Bruxelles, obtient en 2004, l’autorisation de monter Affaire d’âme et de confier à deux actrices ce texte composé comme un monologue. Florence Hebbelynck et Anne-Sophie de Bueger incarnent ainsi tant Victoria que ses pensées secrètes. Affaire d’âme est créé au Théâtre Océan Nord (rue Vandeweyer, 63-65, 1030 Bruxelles) en septembre 2008, salué comme « meilleure découverte » par les Prix de la critique, puis repris en 2010.
Nous n’avons hélas pas pu voir ce spectacle, non plus qu’assister à sa reprise. Nous le regrettons encore, d’autant qu’en décembre 2010 était organisée une rencontre « Ingmar Bergman : images inédites », avec la projection de deux documentaires du cinéaste suédois Stig Björkman, Jeux de tournage et …mais le cinéma est ma maîtresse (séquences de tournage, archives, entrevues avec des actrices…) et que le réalisateur était présent.
Avoir vu et beaucoup apprécié une autre création de Myriam Saduis à l’Océan Nord en 2012, La nostalgie de l’avenir, d’après La Mouette de Tchekhov, n’a pas effacé notre regret.
Quand la Sonate d’automne se joue devant nous avec Jo Deseure, Julie Duroisin, Francesco Mormino et la participation d’Inès Dubuisson
Situé chaussée de Boondael, à Ixelles, non loin du quartier de l’ULB, le Boson est un petit théâtre d’une quarantaine de places. Ses dimensions permettent aux spectateurs, que quelques mètres à peine séparent des comédiens, de partager davantage ce qu’ils vivent, de ressentir profondément ce qu’ils éprouvent.
La Compagnie des Bosons et le théâtre de ce nom ont été fondés en 2012 par Bruno Emsens, physicien de formation, fervent amateur de cinéma et de théâtre, captivé par les techniques de jeu et d’interprétation. À partir de 2013, il met en scène deux ou trois spectacles par an, chacun comptant deux, voire trois interprètes : du théâtre de chambre donc, et d’une grande qualité. Nous ne le connaissons que depuis 2015 et n’avons pu suivre ses premières pièces mais nous savons que Florence Hebbelynck (voir ci-dessus) y a joué deux ans de suite et reçu le titre de Meilleure comédienne des Prix de la Critique 2014. Par contre nous avons vu successivement L’homme du hasard, de Yasmina Reza, avec Christian Crahay et Jo Deseure, Trois ruptures de Rémi De Vos, avec Catherine Salée (nominée Meilleure comédienne 2016) et Benoît Van Dorslaer, Les dactylos et le tigre de Murray Schisgal avec Julie Duroisin et Nicolas Luçon.
Célébrant magnifiquement les cent ans d’Ingmar Bergman et les quarante ans de Sonate d’automne, Bruno Emsens nous offre de cette œuvre une mise en scène forte et bouleversante. Il en a confié la scénographie à Vincent Bresmal comme il l’avait fait pour Trois ruptures et Les dactylos… Quelques meubles, des sièges, un piano à queue, des accès suggérés vers d’autres chambres, un espace resserré comme une « cage dont on ne voit que les arêtes » métalliques et dont « la transparence [est] totale ». Les scènes qui se déroulent autour de la jeune Helena, handicapée dans les gestes et la parole, ont été filmées (en noir et blanc) dans la pièce qui se trouve juste au-dessus du plateau et sont projetées en temps voulu sur le mur du fond. Mais Jo Deseure et Julie Duroisin montent véritablement l’escalier, nous entendons leurs pas, avons vu à l’étage le lit de la malade. La sonate de Chopin que joue la fille, puis la mère, a réellement été jouée (par Tim Mulleman) sur le piano que nous voyons, le bruitage ressuscite les craquements d’une vieille maison. Bref, des trouvailles, tout en finesse, de conception, de réalisation et de mise en scène qui intensifient l’attention. Les costumes conçus par Chandra Vellut contribuent à cette réussite : vêtements gris de Viktor, tenues d’une extrême élégance pour Charlotte, petites robes provinciales d’Eva.
Mais il est temps de résumer la pièce et de parler de ses interprètes.
La parole est d’abord donnée à Viktor, mari d’Eva. Témoin et narrateur, il regarde, comprend, aime sa femme mais est impuissant à le lui dire. Eva écrit à sa mère Charlotte pour l’inviter à les rejoindre dans leur presbytère de province. Mère et fille ne se sont plus vues depuis sept ans. Effusions et sourires de l’arrivée sont aussitôt suivis d’un malaise qui ne fera que s’amplifier. Entre elles, l’échange se révèle impossible. L’incompréhension sépare Charlotte, pianiste virtuose, célèbre, fortunée, d’une Eva qui fut autrefois fillette aimante, timide, sans assurance, guettant le moindre signe d’amour d’une mère passionnément admirée. Mais Charlotte ne l’a jamais réellement vue ni acceptée comme elle était ; elle a voulu la façonner selon son idéal de perfection. Elle était d’ailleurs souvent absente, requise par ses concerts, délaissant mari et enfants. Les souvenirs douloureux d’Eva, les blessures de l’humiliation nourrissent sa rancune ; les dialogues se font de plus en plus âpres. La présence d’Helena – que Charlotte croyait toujours en maison de santé – rend le séjour de sa mère encore plus insupportable à vivre. Elle se fait inviter pour un nouveau récital : un départ qui a tout d’une fuite. Viktor, toujours discret et silencieux, va poster une lettre affectueuse d’Eva à Charlotte. Même leur rupture est un échec.
Le beau visage d’Inès Dubuisson/Helena, projeté en gros plan, laisse entendre que la jeune femme incapable de s’exprimer comprend ce qui se passe et se dit au rez-de-chaussée. Francesco Mormino incarne avec finesse le personnage attachant de Viktor, tout en demi-teintes et constamment en retrait, sauf quand il évoque les années heureuses qu’il a connues avec Eva lors de sa grossesse et quand vivait leur petit garçon, mort accidentellement depuis lors. Jo Deseure est une Charlotte impériale, égocentrique, sûre d’elle mais dont le vernis craque devant les accusations de sa fille et lorsqu’elle mesure n’avoir elle-même pas été caressée par sa mère. Fragilité, dureté, rancœur, amour, apparente indifférence et cependant confiance en une réalité autre et multiple, Julie Duroisin exprime ces contraires avec une authenticité qui nous emplit d’émotion.
Grâce à ses interprètes et metteur en scène, cette sonate au pianoforte continuera longtemps de résonner en nous.
Programmé du 9 au 26 octobre 2018, le spectacle Sonate d’automne sera prolongé du 6 au 16 novembre. Il est indispensable de réserver.
Pour information : Le Boson, chaussée de Boondael 361, 1050 Bruxelles, 0471 32 86 87, reservations[a]leboson.be, www.leboson.be
Claire Anne MAGNÈS