L’APOCALYPSE D’ANGERS

(Dominique Lysse)

ill1, l’Apocalypse d’Angers, vue générale

Quand on passe par Angers, il est d’usage d’aller y voir la tapisserie de l’Apocalypse. La visite peut être recommandée sans hésitation, même à ceux qui fréquentent peu les musées. L’œuvre est impressionnante : plus de cent mètres, sur deux registres, où sont illustrés en grand format les bruits et les fureurs qui accompagneront la punition des méchants et la récompense des bons à la fin du monde (ill. 1). Tous les âges, depuis les adultes et les érudits jusqu’aux enfants et aux adolescents, trouvent à regarder dans cette bande dessinée géante, pleine de fléaux, de monstres horrifiants et de tremblements de terre, encadrée d’anges musiciens, de petites fleurs et de petits lapins (ill. 2, 3).

La fascination qu’exerce ce travail gigantesque n’est pas très étonnante : le genre apocalyptique a le vent en poupe, actuellement, dans la littérature, le cinéma, les forums en ligne ou la propagande politique. Réchauffement du climat, surpopulation galopante, pollution des milieux naturels, perte de la biodiversité, migrations humaines désordonnées, bouleversements technologiques aux conséquences incontrôlables, sans parler de moins probables chutes de météores géantes et invasions de martiens, permettent un large éventail de spéculations sur de possibles fin du monde, ou, au moins, du monde tel que nous le connaissons.

ill2, la bête à la tête blessée

ill3, chute de Babylone (détail)

 

 

 

 

 

 

On n’a pas attendu notre époque pour mettre en scène, dans des récits exemplaires, les inquiétudes des peuples. Mais, par contraste avec nos angoisses contemporaines, ce qui frappe dans l’Apocalypse d’Angers, comme d’ailleurs dans les Apocalypses juives et chrétiennes dont elle dérive, c’est leur côté fondamentalement optimiste. Cela peut paraitre bizarre ou paradoxal pour des récits consacrés à la destruction universelle : malgré la succession de cataclysmes qu’elles relatent avec beaucoup de complaisance, les diverses Apocalypses sont pourtant des œuvres qui ont été conçues et réalisées pour remonter le moral des troupes dans des temps d’adversité. Regardons cela de plus près.

Dans les écritures juives

Le modèle de tous ces récits est sans doute le livre de Daniel, un texte rédigé en Palestine à l’époque où des souverains d’origine grecque, successeurs d’Alexandre le Grand, gouvernaient le Proche-Orient. Pour unifier leurs possessions, les nouveaux maitres menaient une politique d’hellénisation des différents peuples sous leur domination.

En répandant la culture grecque, ils donnaient à leurs administrés l’accès à des sciences et des techniques perfectionnées, à une langue de large diffusion ainsi qu’à des possibilités d’enrichissement lié au commerce international à très grande échelle. Cela leur permettait de se rallier assez facilement les élites et les marchands des différents territoires sous leur juridiction. Par contre, ils s’attiraient souvent la haine des clergés locaux, marginalisés et dépossédés de leur influence exclusive sur une société devenue cosmopolite. Il en allait régulièrement de même avec le petit peuple urbain et les habitants des campagnes, qui ne partageaient que de très loin l’éducation et la culture nouvelles, qui bénéficiaient peu des fruits de l’internationalisation, et qui étaient les premiers à souffrir en cas de problèmes économiques ou politiques aux causes parfois lointaines.

À Jérusalem et dans les territoires environnants, vers l’an 167 avant notre ère, un des souverains séleucides, Antiochos IV, dit « Épiphane », dans une volonté de diffuser la culture grecque de façon accélérée, avait fini par imposer la religion syncrétiste internationale comme une obligation légale. Il avait également proscrit le monothéisme juif, à la source d’un large mouvement de résistance : ses fêtes avaient été interdites, ses zélateurs les plus marquants étaient poursuivis, et le temple sur la montagne de Sion avait été réquisitionné pour le culte officiel. Avec un sens de la provocation et une maladresse remarquables, Antiochos avait même prescrit qu’on y fasse des sacrifices et des offrandes de viande de porc, provoquant finalement un soulèvement du peuple. La répression s’était abattue durement sur toute résistance, qu’elle soit plutôt de type religieux ou plutôt politique, ethnique ou nationaliste, ce qui, à l’époque (et encore maintenant…), était difficile à distinguer.

C’est à ce moment que parut un livre attribué à un prophète beaucoup plus ancien, Daniel, qui aurait vécu au temps de l’exil à Babylone, où étaient relatés, sous forme de rêves et de visions, la chute de Babylone, l’arrivée des Mèdes, des Perses puis des Grecs, puis, comme par hasard, l’essor d’un souverain grec particulièrement pernicieux. Ensuite, au moment où les forces étrangères et mauvaises semblaient triompher définitivement, l’auteur plaçait l’intervention divine, l’arrivée d’un « fils d’homme » envoyé par Dieu, qui ruinerait les grands empires, punirait les puissants et rétablirait les justes qui avaient gardé leur foi et leur identité à travers les persécutions.

Dans ce texte allégorique, aucun pouvoir n’était désigné clairement, par son nom ou par un autre signe directement reconnaissable : ils y apparaissaient sous la forme symbolique de statues qui surplombent le monde puis s’effondrent, d’arbres qui deviennent immenses puis finissent abattus, de bêtes monstrueuses, aux têtes multiples garnies de cornes douées d’une vie propre, qui dominent un moment les nations puis qui courent à leur perte. Les détails pratiques concernant cette chute des puissants, qui ne pourrait manquer de survenir, étaient gardés secrets, cachés dans un livre scellé. L’essentiel du message était ailleurs, dans la certitude de la fin prochaine des tribulations. L’actuel triomphe des méchants n’était qu’une part d’un plan divin concernant l’Histoire. Cette révélation (apocalypse signifie révélation en grec) devait permettre aux fidèles de retrouver courage et espoir dans l’adversité.

Dans la tradition chrétienne

La toute jeune religion chrétienne a très vite repris à son compte cette tradition apocalyptique. Ses adhérents se recrutaient alors surtout parmi les vastes classes défavorisées de l’empire romain, et elle a été rapidement visée par des persécutions et menacée dans sa survie. Sous Néron, en 64, après l’incendie de Rome, les Chrétiens, désignés comme coupables, ont été massacrés avec des moyens spectaculaires et une cruauté rare.

À ce moment critique, l’Église a vu circuler en son sein divers textes et spéculations évoquant, sur le modèle du livre de Daniel, les excès du mal devenu maitre de la terre puis la fin du monde actuel et le triomphe des fidèles qui auront conservé une foi intacte à travers les épreuves : ils seront récompensés dans une ville paradisiaque descendue tout droit du ciel pour eux, pendant que leurs ennemis et persécuteurs finiront jetés dans un étang de soufre et de feu où ils seront punis et torturés. Un de ces ouvrages, l’Apocalypse de Jean, a été inclus finalement dans le canon biblique et promis ainsi à une très large diffusion.

Dans l’Apocalypse de Jean, on voit ouvrir enfin le livre où, d’après Daniel, tous les détails concernant la fin des temps sont consignés, et son contenu est révélé au lecteur. Une fois de plus, aucun pouvoir n’est désigné nommément dans le texte. L’empire romain apparait, notamment, sous la forme d’une ou de plusieurs bêtes monstrueuses qui séduisent et submergent les peuples ; ailleurs, Rome est renommée Babylone ou la grande prostituée. Néron, pour sa part, semble être désigné par une tête bestiale blessée et par le nombre 666, résultat d’une arithmétique qui attribuait une valeur chiffrée aux lettres de son nom en hébreux ou en grec. Les Parthes, qui menaçaient l’empire sur sa frontière orientale, deviennent des cavaliers-sauterelles aux propriétés terrifiantes, les rois des protectorats et territoires périphériques soumis deviennent des cornes douées de pouvoirs fabuleux, qui finissent par se rebeller et submerger le centre ; les peuples plus lointains, asiatiques ou africains, sont désignés par les appellations fantaisistes de Gog et Magog, etc.

Prudemment, pour ne pas susciter l’espoir d’un dénouement trop rapide, le texte multiplie les étapes avant l’apothéose des bons et la descente de la Jérusalem Céleste où les justes vivront en paix. Chaque séquence de sept fléaux s’arrête juste avant la fin pour laisser s’insérer une nouvelle série de catastrophes : à l’ouverture des sept sceaux succède la sonnerie des sept trompettes, puis le déversement des sept coupes de la colère divine, donnant au croyant une explication au retard possible de la délivrance promise et à la multiplication éventuelle des avanies historiques.

La présentation cryptée, entièrement imagée, des acteurs et des évènements annoncés permet, évidemment, de ne pas subir un démenti humiliant si rien ne se réalise comme annoncé. Mais le procédé autorisera aussi, dans la suite des siècles, des relectures du texte, qui pourront s’adapter à des circonstances historiques extrêmement diverses. C’est le cas, par exemple, à Angers pendant les désastres de la Guerre de Cent Ans.

L’Apocalypse d’Angers

La tapisserie de l’Apocalypse a été tissée au XIVe siècle, pendant une des périodes les plus sombres de l’histoire de la France et de l’Europe du Nord : la Guerre de Cent Ans. Un changement climatique (refroidissement, dans ce cas-ci) qui affecte durablement les rendements agricoles, une croissance démographique excessive que ne vient plus accompagner aucune innovation technologique d’envergure, une exploitation exagérée des forêts, des changements sociologiques (émancipation des villes et de la bourgeoisie urbaine) mal reflétés dans des structures politiques très inertes : autant de déséquilibres qui finissent par déboucher sur une guerre généralisée dans de très vastes territoires.

La violence tourne vite à l’anarchie. Après quelques décennies, les campagnes militaires officielles dégénèrent en « chevauchées » organisées seulement en quête de butin ou pour ravager et ruiner un pays désigné comme ennemi. Tous les partis se discréditent par le recours à des traitrises, fraudes, brutalités, pillages, dévaluations monétaires abusives et retournements d’alliances en tous genres. Et, à la moindre trêve, de vastes bandes de soudards démobilisés, les « grandes compagnies », font régner la terreur pour leur propre compte sur des provinces entières. Pour corser le tout, des épidémies de peste s’abattent sur la population affaiblie. En moins d’un siècle, la France comme l’Angleterre et les autres pays entrainés dans le conflit verront leur population diminuer d’un tiers (voire de moitié, suivant les sources et les lieux).

Dans ce contexte, dans le troisième quart du siècle, après les désastres des batailles perdues et de la captivité de Jean le Bon, le règne de Charles V, en France, peut paraitre comme une accalmie, le retour temporaire d’un certain ordre. Charles a un frère cadet, Louis, plutôt turbulent, qu’il fait duc d’Anjou et qui finira par s’emparer de la Provence, tout en ayant des visées sur le sud de l’Italie, sur Naples et la Sicile. C’est ce frère qui, profitant de l’embellie, fera tisser vers 1380 une immense tapisserie, une sorte de décor mobile qu’il pourra faire déployer dans les châteaux, églises et lieux publics où il apparait avec sa cour, en signe de prestige et de prospérité retrouvés.

La tapisserie illustre très fidèlement, pas à pas, le texte de l’Apocalypse de Jean. Le choix d’un sujet comme celui-là n’est évidemment pas innocent. C’est bien d’un message d’espoir qu’il s’agit : après que culmine le pouvoir des mauvais et que soit démontrée l’étendue de leur fourberie et de leur capacité de nuisance, les bons et les loyaux seront reconnus et récompensés par le ciel, et un ordre merveilleux reviendra.

ill4, papillon aux ailes avec fleurs de lys

Pour que le public comprenne bien qui sont les méchants et qui sont les bons visés dans ce cas-ci, une série d’allusions plus ou moins transparentes pour la population de l’époque sont disséminées dans les images. D’innocents papillons batifolent paisiblement dans certaines marges parmi les architectures, les plantes et les lapins; ils portent sur leurs ailes multicolores les fleurs de lys, emblème de la royauté française (ill. 4). Par contre, les cavaliers infernaux innombrables qui envahissent la terre après l’ouverture des portes de l’enfer ont des armes anglaises et leurs chevaux ont les têtes des léopards et lions d’or des blasons royaux des Plantagenêts, les rois anglais (ill.5). On dit même que l’on peut trouver dans leur troupe un portrait du terrible Prince Noir, héritier d’Angleterre, aux chevauchées particulièrement ravageuses. De même, quand le diable investit de tout son pouvoir frauduleux la monstrueuse bête venue de la mer, c’est un sceptre à l’emblème du lys de France qu’il lui remet dans la tapisserie (ill.6), etc. Le message est, là aussi, subtilement chiffré, perceptible dans les détails, seulement, sans empiéter outrageusement sur le texte biblique.

ill5, les armées étrangères, aux chevaux à la tête des léopards du blason anglais

ill6, intronisation de la bête de la mer qui reçoit le sceptre à la fleur de lys

 

 

 

 

 

 

Revenons au présent

Il est tentant, évidemment, pour le visiteur à Angers, de faire des parallèles avec la situation contemporaine. Surpopulation, surexploitation des ressources naturelles, pollution, modifications délétères du climat, inégalités grandissantes, mirages de l’internet commercial… Les fléaux sont bien à nos portes. Mais ils se présentent désormais à une échelle si globale que chacun s’y retrouve à la fois acteur et victime, innocent et coupable. On n’en viendra pas à bout en désignant des bons et des mauvais, ni en supposant qu’avec l’éradication des mauvais s’établira un paradis terrestre. Les récits de

ill7, retour triomphant du Christ

type apocalyptique, de guerre du bien contre le mal, avec une aide surnaturelle à espérer pour le camp du bien, montrent ici leurs limites. Si on veut essayer de résoudre les problèmes sans passer par un équivalent monstrueusement démultiplié de la Guerre de Cent Ans, il faudra trouver mieux et surtout, autre chose, dans les stratégies et même dans les œuvres de propagande (ill.7).

Il n’en reste pas moins que ce travail de propagande qu’est la tapisserie de l’Apocalypse est d’une qualité exceptionnelle. Même si le message voulu par le commanditaire est caduc et ne saurait être actualisé au prix de modifications cosmétiques, comme on l’a fait tant de fois depuis l’époque du prophète Daniel, la beauté des images et leur poésie demeurent intactes.

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