Texte et photos : D. Lysse
Pour agrémenter une balade au coeur de Bruxelles, entre la Grand-Place et le Sablon, voici deux propositions de visites de musées d’une taille relativement modeste, dans des registres totalement opposés : l’un est plus classique et présente des documents variés relatant l’histoire mouvementée de la capitale, l’autre est plus imprévu et montre une vaste collection centrée sur l’érotisme.
Le premier, appelé familièrement la « Maison de Roi », n’est plus à présenter. Sa pittoresque silhouette néo-gothique, face à l’hôtel de ville, est connue de tous ceux qui ont mis le pied à la Grand-Place (ill. 1). Mais si tous les Bruxellois et beaucoup de Belges en connaissent la façade, peu en poussent la porte : on visite plutôt des musées en voyage ou en excursion, quand on a des loisirs, mais rarement près de chez soi, où d’autres urgences et propositions nous accaparent. L’édifice abrite pourtant un établissement public attachant, le « Musée de la Ville de Bruxelles ».
Pour ceux qui aiment l’architecture, l’occasion leur sera donnée de retrouver ici les originaux de beaucoup de ces éléments de décoration que les touristes prennent volontiers en photo, à la Grand-Place ou ailleurs dans la capitale, mais qui sont le plus souvent des copies du 19e ou du 20e siècle, réalisées pour prendre la place d’œuvres abîmées ou devenues trop fragiles.
C’est dans la Maison du Roi qu’on peut ainsi voir l’authentique Saint-Michel du sommet de l’hôtel de ville, remplacé lors de la restauration récente, ou certains ornements baroques qui ont dû être reconstitués sur les façades des maisons des corporations, ou alors, plus étranges, quelques unes des figures grotesques qui soutiennent la corniche du chœur roman de Notre-Dame de la Chapelle, la plus ancienne église de Bruxelles (ill. 2).
On peut aussi y apprendre la signification de plusieurs des représentations pittoresques qui ornent les socles des statues et les chapiteaux de l’hôtel de ville. De façon assez amusante, ces sculptures ne font référence à aucun programme ambitieux, politique ou éducatif. Elles évoquent plutôt les noms de différents cabarets qui étaient logés dans les caves de l’hôtel de ville ou bien dans les maisons expropriées pour la construction de la tour et de l’aile droite.
Si on voit sur la façade de ce prestigieux bâtiment officiel tant de moines qui boivent et qui ripaillent (ill. 3), c’est parce qu’il y avait là un bistrot portant un nom du genre « la cave des moines ». De même pour le chapiteau avec des Noirs en turban : il surplombait l’emplacement de la « taverne du maure ». Le curieux chapiteau où des gens manipulent des chaises avec des pelles (ill. 4) serait, lui, issu d’un jeu de mots en flamand sur le supplice de l’estrapade, qui se pratiquait, semble-t-il, à peu près en face de cet endroit. On voit que l’art de Brueghel, avec ses proverbes, sa verve populaire et ses jeux de mots soigneusement illustrés, a des racines très profondes.
L’estrapade, soit dit en passant, consistait à jeter du haut d’un mât un condamné, en lui attachant les bras derrière le dos avec une corde reliée au sommet du mât. Cette corde empêchait le malheureux de s’écraser au sol mais lui déboîtait les épaules et lui arrachait à moitié les bras au passage, puis le bonhomme était remonté et jeté à bas autant de fois que le jugement l’avait prescrit. Il y avait des variantes où l’arrachage des épaules s’effectuait à l’aide de machineries : on faisait (et on fixait dans la pierre) des jeux de mots et des blagues à propos de choses bien étranges, au 15e siècle !
Au fil d’autres salles, sont évoquées l’apparition, la floraison puis, souvent, la disparition de divers artisanats et industries de luxe qui ont fait, en leurs temps, la renommée et la richesse de la ville : tapisseries, retables ou porcelaines. On suit également, grâce à des plans, peintures et maquettes, les grands travaux d’urbanisme aux époques des ducs de Bourgogne, de Charles de Lorraine, du voûtement de la Senne ou du creusement de la jonction ferroviaire Nord-Midi. Dans un registre plus tragique, on voit aussi les souvenirs des grandes catastrophes qui ont contribué à modeler le paysage urbain : la destruction de la ville basse, populaire, par Louis XIV, en 1695, ou l’incendie, accidentel, celui-là, du vaste palais des ducs de Bourgogne, dans la ville haute, seigneuriale, en 1731.
La visite constitue une manière agréable de reparcourir en pensée des lieux connus, de les voir changer avec les époques, avec les grands décisions d’urbanisme et les accidents historiques, les guerres ou les incendies. C’est l’occasion de redécouvrir la ville et de la regarder d’un autre œil.
D’un tout autre ordre est le deuxième musée que je voudrais mentionner ici, même s’il est, lui aussi, largement méconnu des nationaux et fréquenté surtout par les touristes : le « Musée de l’Erotisme et de la Mythologie ». Il s’agit d’une collection privée installée dans une maison ancienne du quartier du Sablon, rue Sainte-Anne (ill. 5).
Ce musée-ci est un peu l’opposé du précédent. Pas d’intention didactique, ici, pas de notices, pas de présentation systématique ni de panneaux d’interprétation, mais un assemblage résultant de coups-de-cœur, de choix personnels effectués au fil des voyages et des occasions sur le marché de l’art ou chez les antiquaires. Dans de grandes vitrines, à peu près comme on pourrait la voir en visite chez un collectionneur, on peut contempler une vaste collection de curiosités et d’objets d’art qui ont tous un rapport, proche ou lointain, avec l’érotisme.
L’érotisme est une des choses au monde les plus largement partagées : les sociétés qui le banniraient entièrement seraient vouées à une prompte disparition. Il a connu néanmoins, au fil des siècles et des lieux, des valorisations très diverses. Il a souvent reçu des interprétations symboliques, où les représentations les plus ostensiblement sexuées servaient à désigner des choses très éloignées, beaucoup plus abstraites : le pouvoir d’engendrement apparemment infini de la nature, par exemple, ou (comme chez les Tibétains) la béatitude de la condition divine.
Dans d’autres environnements culturels, l’érotisme a pu être diabolisé, en même temps que tous les cultes de la fertilité. D’autres sociétés encore l’ont simplement rendu à la vie civile, loin des interprétations symboliques. Il y devient alors une activité privée, presque du même ordre que la gastronomie, avec ses quartiers, ses établissements ou ses clubs réservés, ses objets d’arts, très réalistes ou plus allusifs, ses enseignes, signes de reconnaissance et pièces pour collections spécialisées.
Précisons tout de suite qu’à la rue Sainte-Anne, le visiteur ne trouvera rien qui évoque l’univers des sex-shops (ni d’ailleurs rien qui évoque les pratiques sexuelles minoritaires comme l’homosexualité). Pas de sex-toys ni de vidéos salaces mais des objets d’art ou d’artisanat, ainsi que l’une autre curiosité naturelle comme le coco-fesse ou l’os pénien de baleine.
Certains de ces objets d’art relèvent de la démarche symbolique, distanciée, avec quelques fétiches et masques africains, deux très belles statues d’Amérique pré-colombienne, et des vestiges de l’Antiquité méditerranéenne, depuis les amulettes porte-bonheur en forme de sexes jusqu’aux représentations divines plus officielles (ill. 6. : le dieu égyptien Bès et son épouse).
Les périodes de censure ont fourni, logiquement, moins d’iconographie. A l’époque chrétienne, en Europe, et plus généralement dans les religions monothéistes, l’érotisme est diabolisé et ses images sont bannies, pour la fascination trop terrestre qu’ils exercent et pour leur proximité avec les cultes de la fertilité des religions polythéistes concurrentes ou évincées. Mais des représentations subsistent, parfois explicites
, le plus souvent allusives. C’est le cas, entre autres, dans les ornements secondaires à l’extérieur des églises d’Occident : des représentations grimaçantes de ce bas-monde sous l’emprise du diable y sont souvent tolérées (voir l’ill. 2, ci-dessus). Il existait aussi une rare production artistique qui circulait plus ou moins en cachette. Un ivoire de la Renaissance, sans doute venu du sud de l’Allemagne à l’époque de Cranach, illustre dans cette collection cette deuxième option (ill. 7).
De façon prévisible, la catégorie des représentations totalement civiles, décomplexées, est beaucoup plus fournie. Beaucoup plus intelligible que les pièces symboliques, aussi : pas besoin d’interprétation ni de délicate remise en contexte, tout est à prendre au niveau littéral ! L’ensemble le plus cohérent et de la plus grande qualité dans le musée vient d’Extrême-Orient, avec les minuscules netsukés et de grands ivoires montrant des couples ou des groupes joyeusement occupés (ill. 8 et 9). C’est le noyau de la collection, celui par lequel elle a démarré.
Serrés dans les vitrines, un fétiche océanien, des gouaches indiennes, quelques vases grecs et estampes japonaises, et des représentations lestes ou symboliques venues d’un peu partout, sur un peu tous les supports, viennent rappeler, s’il le fallait, qu’avec l’alimentation et la guerre, il s’agit là d’une des préoccupations humaines les plus banales et les mieux partagées.