Animaux fantastiques, au Louvre-Lens

Les images, les motifs mythologiques et les récits sont mobiles. Au cours du temps, leurs significations évoluent et ils migrent joyeusement. Ils se moquent bien des frontières et des dogmes rigides, des idéologies qui voudraient enfermer peuples et individus à l’intérieur d’identités bien définies, immuables, à défendre ou promouvoir agressivement. C’est ce que nous montre une exposition du Louvre-Lens dans un parcours presque ludique, à portée des enfants, avec des salles peintes en couleurs vives (fonds bariolés qui ont été atténués ou supprimés dans la brochure de présentation comme d’ailleurs dans les illustrations de cet article, pour des questions de lisibilité).

Le thème de l’exposition parlera directement aux usagers de jeux vidéo et aux lecteurs de littérature de fantasy : les animaux fantastiques. Les collections du Louvre, qui s’avèrent une fois de plus d’une richesse extraordinaire, sont ici enrichies d’emprunts à d’autres institutions, et vont nous permettre de suivre quelques-uns de ces êtres imaginaires à travers les millénaires et les kilomètres : dragon, griffons, sphinx, poisson-bouc, phénix, licorne… Beaucoup de ces pistes nous mèneront aux origines de la civilisation urbaine de ce côté-ci de la planète, à la Mésopotamie ou à l’Égypte ancienne. On fera aussi quelques incursions du côté de l’Extrême-Orient, pour y suivre les métamorphoses du dragon.

Prenons, par exemple, le poisson-bouc. Il y a six mille ans, chez les Sumériens, il est associé au dieu Ea, dieu du savoir et de la magie, vivant dans un mystérieux océan d’eau douce qui soutient notre terre. Quand Sumer perd le pouvoir au profit d’autres villes et empires, plus neufs, plus à l’ouest le long des deux fleuves, Ea devient Enki et régresse dans les hiérarchies divines au profit de divers dieux nationaux. Un peu plus tard, au moment où se structurent les grandes notions d’astronomie que nous utilisons encore aujourd’hui, son emblème sert à désigner une des constellations qui occupent une portion de l’écliptique (le cercle que le lever du soleil semble parcourir en un an dans le ciel nocturne).

Le poisson-bouc devient alors le signe du capricorne. Il apparaît sous cette forme du côté de Babylone, puis se met à migrer très loin de sa terre natale. On le retrouve sur les cartes du ciel chez les Égyptiens, mêlés aux divinités locales. Le zodiaque mésopotamien est ensuite adopté par les Grecs et répandu vers l’ouest avec Rome, et le poisson-bouc se retrouve finalement aux vitraux et porches des cathédrales puis dans les horoscopes de nos gazettes. Une présence discrète, certes, mais sans interruption au fil des millénaires !

On peut suivre de la même façon, de salle en salle, les métamorphoses d’autres bêtes imaginaires. Le dragon, par exemple, un être en forme de serpent monstrueux. La Mésopotamie l’avait d’abord lié aux eaux primordiales chaotiques, que des dieux créateurs vont devoir vaincre pour pouvoir mettre en place l’univers relativement ordonné que nous connaissons. Le récit biblique en fera la figure de Satan enchaîné dans l’Apocalypse et, plus loin de son mythe d’origine, la bête traversera les âges et les lieux pour connaître d’innombrables métamorphoses, se croisant avec des versions locales de monstres ophidiens. Cela donnera, entre autres choses, le Doudou montois, dont la défaite annuelle est présentée dans l’exposition à travers une vidéo. Dans une autre salle, on le retrouvera aussi dans le célèbre Saint Georges terrassant le dragon d’Uccello, où le peintre de la Renaissance italienne redécouvrait quasiment les lois de la perspective pour situer le combat dans un paysage de champs et de ville fortifiée.

Le filiforme dragon céleste chinois, de son côté, lié aux orages, aux pluies fécondatrices et à l’empereur, va lui aussi migrer au loin à la faveur des conquêtes turco-mongoles, et devenir un élément de l’imaginaire chez d’autres peuples. Dans l’exposition, on le retrouve notamment dans une miniature iranienne en train de combattre un chameau. Cette excursion du côté de l’Extrême-Orient permet, au passage, d’aborder quelques êtres hybrides moins familiers pour nous, dont les féroces gardiens de tombeaux chinois ou de bizarres apparitions marines dessinées par Hokusai.

En Europe, nous retrouverons dragons, licornes et monstres marins dans des manuscrits alchimiques et dans des atlas de géographie qui les confineront dans les terres inconnues ou mal connues, toujours plus loin à mesure que progressera l’exploration du globe. Comme dans l’antiquité gréco-romaine, ils seront également utilisés comme simples motifs décoratifs. Et ce bestiaire imaginaire connaîtra une nouvelle jeunesse avec l’art romantique puis dans la culture populaire des deux derniers siècles, dans la littérature et le cinéma fantastiques, ou les jeux vidéo. L’exposition offre ainsi, à travers un parcours agréable, sans didactisme, l’occasion de retrouver une perspective historique, et de voir que la grammaire des formes et de l’imaginaire contemporain nous vient dans certains cas de l’aube des civilisations. À notre époque qui manque parfois de perspective historique et tend à juger le passé et toutes choses à l’aune des préoccupations de la semaine écoulée, cela vaut la peine d’être rappelé avec un peu de mise en scène.

Lien : Exposition et réservation

Texte et images D. LYSSE © 10-2023
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2 réponses à Animaux fantastiques, au Louvre-Lens

  1. Robert Massart dit :

    Excellent article, bien documenté et qui reflète parfaitement l’esprit de cette exposition du Louvre-Lens que j’ai visitée moi-même récemment.

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