Cet hiver, deux expositions importantes traitant de l’Asie centrale sont à voir à Paris : Afghanistan au musée Guimet (jusqu’au 6 février 2023) et Ouzbékistan au Louvre (jusqu’au 6 mars 2023).
1. L’Afghanistan à Guimet
Pendant très longtemps, avant que ne s’ouvrent des routes maritimes au long cours, l’Asie centrale a été le principal point de contact entre la Chine et le monde méditerranéen ou l’Inde. En marge des déferlements d’armées, la région a vu s’établir au fil des siècles, vers le début de notre ère, de fructueuses voies commerciales. Et les constructions culturelles qui y sont nées ont parfois changé la face de la planète.
La culture indienne, par exemple, dans sa forme bouddhiste, très liée jusque-là à son terroir, a élaboré sur ces confins montagneux ou semi-désertiques une version aisément exportable de ses doctrines, qui s’est ensuite diffusée jusqu’au Japon en suivant les routes caravanières contournant le massif du Tibet. Le Bouddha avait, en effet, interdit qu’on le représente personnellement, et l’interdiction a perduré pendant plusieurs siècles. Mais quand le bouddhisme a été en contact avec les traditions plastiques et la propagande sculptée des royaumes indo-grecs issus des conquêtes d’Alexandre le Grand, le besoin d’une iconographie plus performante est devenu plus pressant. L’outil qui a été alors mis au point s’est avéré un formidable moyen d’enseignement populaire et de propagation de sa pensée et de ses mythes.
C’est au nord de l’actuel Pakistan (dans l’ancien Gandhara), peu avant le tournant de notre ère, puis dans le territoire qui est aujourd’hui l’Afghanistan, qu’est née cette extraordinaire synthèse et qu’elle s’est perfectionnée. Et dans ce vaste creuset d’influences disparates, la doctrine bouddhiste même a évolué de façon très créative vers la version dite « mahayana », relativement différente de l’austère enseignement indien primitif.
Les lieux de naissance de ces bouleversements culturels ont été longtemps oubliés, ensevelis par le passage du temps et des armées. Il a fallu attendre la fin du 19e siècle et le début du 20e pour que leur importance redevienne évidente, et que la région soit l’objet d’une attention soutenue des archéologues. Dans ce cadre, la Délégation archéologique française en Afghanistan a largement contribué aux fouilles. La présente exposition retrace un siècle de cette collaboration.
On savait les vitrines du musée Guimet particulièrement riches et attractives concernant ce domaine mais cette exposition révèle que, sans quasiment les dégarnir, l’institution possède encore dans ses réserves de quoi éblouir et faire rêver le visiteur. Il s’agit parfois ici de grande statuaire mais surtout de pièces plus intimistes : parements d’autels ou décorations de stupas. L’imaginaire religieux hérité de l’Inde s’y déploie pleinement, mêlé à la sensualité de l’art hellénique, ainsi qu’à une certaine pompe héritée de la propagande impériale romaine. Au fil du parcours, on peut observer dans une forme encore très souple et très inventive ces figures qui ne tarderont pas à devenir classiques et qui traverseront ensuite sans changement fondamental les siècles et les frontières.
L’exposition à Guimet se poursuit par une section consacrée aux produits d’importation trouvés en Afghanistan. Le trésor de Begram, datant du premier ou du deuxième siècle, en est le centre, avec ses objets chinois, ses luxueuses verreries importées d’Alexandrie d’Égypte, et son célèbre ensemble d’ivoires indiens aux voluptueux dieux, déesses, apsaras et gandharvas encadrés de rinceaux peuplés des bêtes mythologiques les plus diverses. L’ensemble témoigne surtout du cosmopolitisme et de l’immense prospérité de la région aux alentours du début de notre ère.
Vient ensuite une section islamique, domaine que les aléas de l’histoire des cent dernières années ont moins permis à l’école française d’approfondir. À un autre étage du musée, le visiteur pourra également voir une belle présentation de créations textiles traditionnelles et contemporaines réalisées par des artistes et des artisanes afghanes. Une mise en valeur qui n’est pas superflue à l’heure où le retour des intégristes au pouvoir met gravement en péril le statut et la liberté de la femme dans la société.
Soit dit en passant, la pratique de partager les trouvailles des fouilles archéologiques entre les musées afghans et les institutions occidentales qui finançaient les recherches, pour discutable qu’elle puisse être dans l’absolu, s’est avérée, dans ce cas-ci, providentielle. Une partie des objets a ainsi pu être protégée des pillages et des destructions programmées par les talibans et autres fondamentalistes, qui se sont attaqué avec un bel esprit de système aux collections archéologiques des musées afghans ainsi qu’aux monuments et aux sites pré-islamiques. Leurs saccages ont été d’autant plus faciles à mettre en œuvre que, contrairement à la statuaire grecque et romaine, en bronze ou en marbre, beaucoup des réalisations antiques de la région avaient été réalisées dans des matériaux souples à travailler mais fragiles, comme l’argile non cuite ou le stuc. Une série de photos vient documenter ces exploits en clôture de l’expo.
2. Trésors d’Ouzbékistan au Louvre
L’exposition du Louvre est moins vaste que celle dont nous venons de parler, mais elle est également fascinante, et les deux se complètent. On peut voir ici des pièces rares venues des oasis d’Asie centrale, dans l’actuel Ouzbékistan, qui constituaient des étapes obligatoires sur les routes commerciales contournant le plateau himalayen par le nord.
On y trouve, naturellement, des pièces bouddhistes qui témoignent de la propagation vers le nord-est des images créées au Gandhara puis répandues par l’empire kouchan. On peut constater à cette occasion comment, en se diffusant, la synthèse d’origine, assez expérimentale, perd peu à peu de sa souplesse, de son invention pour devenir à son tour un code contraignant, avec ses conventions scolaires et ses formules dogmatiques, tendance qui ira en s’accentuant à mesure que passeront les siècles et que s’éloignera le milieu qui lui a donné naissance.
Ceux qui ont eu la chance de visiter l’Ouzbékistan seront agréablement surpris de pouvoir contempler ici des œuvres que l’on croise difficilement sur place, parce qu’elle restent dans des réserves ou parce qu’elles ont été prêtées au Louvre par des institutions beaucoup plus confidentielles et moins accessibles que le musée national de Tachkent.
À côté des pièces qui témoignent de la vitalité de la prédication bouddhiste, on en trouve d’autres, tout aussi intéressantes, provenant de la culture régionale pré-islamique, à une époque où les autorités étaient de plus en plus souvent d’origine mongole mais se révélaient ouvertes aux influences culturelles provenant des populations locales ou des échanges commerciaux. C’est un peu du parfum d’un monde cosmopolite oublié qui nous est proposé avec les œuvres montrées, elles aussi particulièrement fragiles, faites de stuc ou d’argile non cuite.
Il est à cet égard remarquable qu’ait été déplacée la fresque à l’éléphant qui sert d’affiche, réalisée sur un support extrêmement friable. Un peu comme les fresques de la salle des ambassadeurs, qu’on peut voir dans le musée de la ville ruinée d’Afrasiab, juste à côté de Samarcande, cette peinture murale témoigne du luxe, du goût pour la couleur, d’une certaine sensualité et de l’ouverture d’esprit de ceux qui régnaient sur ces riches métropoles commerçantes peu avant les bouleversements islamiques.
La section islamique témoigne joliment, à son tour, du mélange d’influences s’exerçant sur ces territoires très excentrés par rapport aux cœurs des empires. On voit qu’ici aussi, comme dans le cas du bouddhisme, l’interdiction stricte des images voulue par le fondateur a fini par être contournée. Sous l’influence de la Perse et, dans une moindre mesure, de l’Inde, l’habitude d’illustrer les manuscrits de luxe avec des miniatures a été adoptée. On sait, dans le même ordre d’idée, que les conquérants et bâtisseurs mongols et turcs à Samarcande et à Boukhara ont fait orner les façades de leurs plus prestigieuses mosquées d’animaux emblématiques, phénix ou tigres portant le soleil, qui auraient beaucoup étonné sur des édifices religieux dans la lointaine Arabie.
Au fil de ces deux expositions, on découvre au passage les joies et les périls du cosmopolitisme. Si l’on en croit l’exemple du bouddhisme évoluant en marge des centres indiens, à la porte de l’Asie centrale, le résultat du contact entre cultures très étrangères ne débouche pas obligatoirement sur un abâtardissement des doctrines. Si elle est bien conduite, par des milieux à la fois créatifs et tolérants, la recherche d’une synthèse peut parfois mener à un élargissement des horizons mentaux. Et cette évolution de certitudes devenues figées, locales et étriquées, peut même ouvrir la porte à un nouveau dynamisme, à une diffusion inespérée (et pacifique) de l’essentiel des messages d’origine sous des formes rénovées.
Texte et images D. LYSSE © 01-2023
Infos :
– Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan au Louvre : www.louvre.fr
– Afghanistan – Pakistan : www.guimet.fr