Texte : D. Lysse 04 – 2025
Photos : © Sebastião Salgado
Jusqu’au 31 octobre 2025 se tient à Tour et Taxis (Bruxelles) une exposition de photos sortant de l’ordinaire : plus de deux cent grands formats consacrés à l’Amazonie par le photographe franco-brésilien Sebastião Salgado. (https://tour-taxis.com/fr/event/amazonia-lexposition-incontournable-du-photographe-sebastiao-salgado/)
De l’eau, des arbres et des nuages. À perte de vue, de superbes clichés aériens nous font découvrir une planète inconnue, largement aquatique, où chaque mètre carré de terre émergée est colonisé par des arbres. On y voit des plaines alluviales sans déclivité, des rivières qui serpentent en méandres perpétuellement redessinés ; parfois quelques chaînes de montagnes recouvertes d’arbres quasiment jusqu’aux sommets, aussi hauts soient-ils. Et par dessus tout cela, des nuages immenses, des cumulus lourds d’orages tropicaux qui restituent, au soir, en déluges effrayants, l’évaporation de la journée.
Les survols à basse altitude, en avion ou en hélicoptère, permettent ici des vues inédites où le noir et blanc légèrement contrasté dramatisent un peu plus le spectacle. D’autres photos, captées au ras de l’eau depuis un bateau, évoquent des heures paisibles, jouent avec les reflets et mettent en valeur les textures extrêmement riches et diverses des feuillages où se découpe parfois la silhouette d’un oiseau blanc ou d’un vol de perroquets.
Un deuxième axe, ethnographique, sous-tend l’exposition, à côté de cette fascination pour la beauté et l’étrangeté des paysages. Plus question, ici, de haute technologie, d’avion ou d’hélico. Il s’agit plutôt d’un investissement en temps et en relatif inconfort pour une équipe nombreuse (guide, ethnologue, interprète, cuisinier, porteurs, etc.) entourant le photographe. M. Salgado a ainsi pu séjourner longtemps, parfois plusieurs mois, parmi des peuples isolés, pour nous en ramener des images plus intimes que les simples vues pittoresques que l’on pourrait saisir lors d’une visite éclair.
Son témoignage est de toute beauté et l’on sent, ici aussi, une fascination pour la nature et pour la vie en harmonie avec la nature. Le visiteur découvre parfois des campements sommaires, parfois des édifices immenses et complexes, à la fois greniers et cases communautaires, réalisés en matériaux légers, palmes et chaume posés sur une fine structure en bois. Leurs habitants ont fini par se prendre au jeu du portrait devant un drap tendu, et se sont le plus souvent présentés devant le photographe sous leur meilleur jour, le corps et le visage ornés de peintures et de parures en plumes, ou alors en compagnie de très insolites animaux familiers.
Plusieurs vidéos brèves et toujours pertinentes accompagnent cette présentation pour donner la parole à certains des habitants de la forêt. Face au public occidental, la plupart ont choisi de témoigner de leur inquiétude devant les atteintes à leur milieu. Mais ils le font à leur manière. Ils font preuve, au passage, d’une participation à la vie de la nature autrement plus intime que nous ne pourrons jamais l’atteindre, nous, citoyens de l’Occident urbain, pour qui cette participation se réduit, dans le meilleur des cas, à la contemplation esthétique.
Une vieille femme, par exemple, énumère certains des motifs d’inquiétude de sa tribu. Elle a le choix, parmi divers fléaux qui menacent une vaste part de l’Amazonie : pollution des rivières par des activités minières ou autres, empiétements par des exploitations agricoles, brûlis dévastateurs, agressions diverses de la part de prospecteurs ou d’immigrants, propagation d’épidémies à leur contact, suppression des protections et réserves par des gouvernements d’extrême-droite, réchauffement global du climat qui modifie le cycle des pluies, etc. Mais pour arriver à faire comprendre à quel point tous sont inquiets autour d’elle, elle explique : « Les jaguars n’attaquent pas n’importe qui, seulement ceux qui font des cauchemars. Ma nièce a été attaquée par un jaguar, c’est dire si nous faisons tous des cauchemars ! »
Le message écologique de l’expo Salgado pourrait devenir inaudible à force d’avoir été entendu ailleurs, ou même plombant, tenant le spectateur à distance en lui assénant une leçon, mais ce n’est pas le cas. Il est distillé par petites touches, et totalement absent des photographies elles-mêmes. L’auteur n’y verse jamais dans le reportage conscientisateur : aucune vue de violences, de terrains dévastés, désertifiés, de villages devenus des bidonvilles où divaguent des toxicomanes en guenilles. Rien que de l’eau, des nuages, des arbres et des gens qui vivent là en harmonie.
Ces photos essaient d’abord de nous faire « ressentir » l’Amazonie, au-delà de tout discours. Et le parti-pris entièrement esthétique avec lequel Salgado voit et nous fait voir cette forêt immense se justifie alors pleinement : l’esthétique est la seule corde qui vibre encore en nous pleinement et sans réticence face à ces milieux naturels ; c’est tout ce qu’il nous reste des émotions et de l’ancienne magie participative qui nous reliaient jadis au monde de manière intime et essentielle.
Un seul petit bémol : le prix d’entrée relativement élevé. Ce tarif se justifie sûrement pour un tas de raison mais il limitera l’accès à une clientèle plus aisée, alors que le message de l’expo et sa forme parfaite mériteraient la plus large diffusion.