Nancy sous la pluie

Imaginons que vous soyez à Nancy par un été pluvieux. Toute l’Europe du sud est frappée par une terrible canicule et par des incendies mais le nord, fidèle à sa réputation, n’en reste pas moins sous une grisaille tenace. Que faire de ses journées ?

 

Avec un peu de chance, le temps pourrait être clément en soirée, au moment du son et lumière sur la place Stanislas, un des spectacles les plus créatifs qu’on puisse voir dans le genre, sans aucune intention pédagogique ni historique, pour le plaisir de suivre un rêve étrange projeté sur les façades néo-classiques, entre pieuvres géantes prenant possession des palais, profils géométriques fuyant, façon 2001 odyssée de l’espace, et envahissements de couleurs pour le seul plaisir de la surprise, de l’immersion dans des espaces en perpétuel mouvement.

Pendant la journée, pour les petits et grands enfants, l’objectif le plus adapté à l’intérieur sera sans doute le Museum d’Histoire naturelle, avec un étage entier d’aquariums, où rêver devant les merveilles et étrangetés de la nature que le vingtième siècle aura tant malmenée, pour apprendre à mieux connaître sa richesse et sa perpétuelle invention.

Un autre objectif, sans doute plus pour les adultes que pour les jeunes, est le musée de l’École de Nancy, cette tendance de l’Art Nouveau qui, au début du siècle passé, a révolutionné toutes les modes de l’époque pour rêver, déjà, d’un retour à la nature. C’est l’occasion de visiter une de ces somptueuses propriétés où, si elles n’étaient pas devenues musées, le commun des mortels aurait peu de chances d’aller un jour se promener. Et de voir les créations du maître incontesté en ces lieux : Gallé, doué d’une prodigieuse faculté d’absorption des styles étrangers. Artiste polyvalent, verrier autant qu’ébéniste, capable de produire de la verrerie arabe comme on en faisait au Caire sous le califat des fatimides puis de donner des variations sur des thèmes chinois ou japonais en rapport avec la végétation, vases en tronçons de bambou ou réceptacles à col étroit pour une tige de cerisier en fleurs.

Dans des salons meublés avec du mobilier déclinant volutes et arabesques végétales, toute la botanique est passée en revue au fil de la visite. Les amateurs y reconnaîtront des essences rares sur les flancs des vases et des coupes pendant que les autres chercheront sur internet ce que peuvent bien être les cattleyas ou les berces, pour découvrir parfois qu’il s’agit d’une mauvaise herbe absolument banale, qui poussait pas loin de la maison de leurs grands-parents et qui, isolée et mise en valeur par des mains compétentes, devient soudain fascinante.

 

Le palais des ducs de Nancy ne se visite pas actuellement, il est en réfection, mais une partie de ses collections se trouve dans l’église des Cordeliers, voisine (où l’entrée est gratuite, ce qui ne gâte rien) et l’autre au musée de Beaux-Arts, dans un des édifices de la place Stanislas. Un avantage imprévu de ce déménagement est qu’il permet le rapprochement de deux chefs-d’œuvre rarement placés côte à côte : l’Annonciation, un des rares originaux du Caravage hors d’Italie, et La femme à la puce, de Georges de la Tour, un caravagiste français qui a suivi et réinterprété à sa façon la mode du clair obscur lancée par le sulfureux peintre italien.

Le Caravage avait introduit en peinture les fonds noirs. Ils permettaient d’économiser les décors et recentraient l’attention des spectateurs sur l’action et la psychologie des personnages, généralement interprétés par des modèles à la fois sensuels et populaciers, un mélange appelé à faire scandale après l’idéalisme de la Renaissance puis à conquérir toute l’Europe. Dans son annonciation à l’audacieuse composition diagonale, on voit ainsi une Vierge Marie sagement classique, avec un profil grec inexpressif, recevoir le message céleste d’un envoyé au visage caché, laissant seulement apercevoir un bras et une épaule au traitement virtuose et à la sensualité difficilement surpassables pour un morceau aussi réduit. (Pour mieux examiner la reproduction, cliquez sur l’image.)

Chez de la Tour, en revanche, aucune lumière tombant du ciel pour illuminer le fond noir mais une simple chandelle, aucune chair ambiguë où l’érotisme latent serait racheté ou justifié par l’esthétique, mais une femme quelconque, au physique lourd, surprise pendant une corvée nullement éthérée, occupée à essayer d’écraser entre deux ongles la puce qui la démange depuis un moment dans l’obscurité d’une alcôve. La confusion est impossible avec un ange ou avec une Vénus ou même, pour prendre une comparaison plus actuelle, avec une Barbie !

 

On a beaucoup glosé sur ces fonds noirs du Caravage et de ses héritiers : puisqu’ils sont à peu près vides, ils permettent à chacun d’y poser la signification qu’il veut. Les fonds noirs de Rembrandt, par exemple, sont supposés accueillir un éclat de la lumière divine dans le monde d’obscurité et de perdition postulé par le protestantisme hollandais. Les fonds noirs du Caravage auraient alors pu suggérer une sorte de rédemption par l’esthétique, au-delà des censures et barrières morales traditionnelles. Et ceux de Georges de la Tour pointeraient alors vers une rédemption des humbles, de l’immense peuple des sans-grades, petits tricheurs aux cartes et escrocs sans envergure, femmes de ménage, laitières ou boulangères qui, par leur simplicité, mériteraient gracieusement une illumination céleste que les instruits et les nantis devraient pour leur part gagner par un effort de chaque instant. Quoi qu’il en soit, le rapprochement actuel de ces deux grandes œuvres, témoignant de deux interprétations si divergentes des mêmes contraintes plastiques, est comme une invitation à l’exercice interprétatif. N’hésitez pas, lâchez-vous, ça occupe en attendant que la pluie cesse et qu’on puisse à nouveau se promener !

Texte et images D. LYSSE © 07-2023
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